Sunday, June 03, 2007

UN-BALCON-EN-FORET


Julien Gracq
Un Balcon en forêt

Librairie José Corti, 1958
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___________________________________________Extractions__________


Visiblement il prenait le déjeuner en patience, et Magnard plus que tout le reste. « Quant à nous, il ne perd rien, il nous note », se disait Grange un peu piqué, mais cette gêne que Varin faisait peser sur le déjeuner ne lui était pas désagréable : c’était comme la présence d’un curé à un repas de noces.

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Grange s’amusait parfois quelques instants à fermer les yeux, et à vérifier combien la guerre, même dans ses instants les plus endormis, alertait toujours plus intimement l’ouïe que la vue, par cette espèce de brinquebalement de herse géante promenée sur la terre remuée.

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Son esprit était ainsi fait qu’une idée logique l’ébranlait peu, mais que le pressentiment d’autrui y coulait presque sans résistance : ce qui chez Varin l’agaçait seulement attaquait maintenant ses nerfs de façon plus subtile : c’était comme une odeur de foudre dans l’air, la peur contagieuse des bêtes avant l’orage.

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Un sentiment bizarre l’envahissait chaque fois qu’il allumait sa cigarette dans ce sous-bois perdu : il lui semblait qu’il larguait ses attaches ; il entrait dans un monde racheté, lavé de l’homme, collé à son ciel d’étoiles de ce même soulèvement pâmé qu’ont les océans vides. « Il n’y a que moi au monde », se disait-il avec une allégresse qui l’emportait.

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Grange songeait parfois à cette horloge arrêtée qu’avait remise en route un tremblement de terre, mais qui ne sonnait plus les quarts : il avait toujours eu un goût pour ces mécanismes d’un sou ou d’un jour, délicats et absurdes, où le hasard un instant fait refleurir la nécessité.

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Qu’est-ce qu’on attend ici ? se disait-il, et ce même goût d’eau fade, tiédie, écoeurante, qu’il connaissait bien lui remontait à la bouche. Le monde lui paraissait soudain inexprimablement étranger, indifférent, séparé de lui par des lieues. Il lui semblait que tout ce qu’il avait sous les yeux se liquéfiait, s’absentait, évacuait cauteleusement son apparence encore intacte au fil de la rivière louche et huileuse, et désespérément, intarissable, s’en allait – s’en allait.

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Une idée bizarre se glissait dans l’esprit de Grange : il lui semblait qu’il marchait dans cette forêt insolite comme dans sa propre vie. Le monde s’était couché comme un jardin des Olives, fatigué de craindre et de pressentir, saoulé d’angoisse et de fatigue, mais le jour ne s’était pas éteint avec lui : restait cette lumière froide et limpide, luxueuse, qui survivait au souci des hommes et paraissait brûler pour elle seule – cette pupille déserte de nocturne qui s’entrouvrait avant l’heure et semblait vaguement regarder quelque part. Il faisait jour. C’était un étrange jour de limbes, lavé de crainte et du désir, une lumière chaste, pareille à celle qui éclaire sans la réchauffer une lune morte.

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Le théâtre de la guerre… songea Grange. Le mot n’est pas si mal trouvé. Ce qui l’étonnait, c’était cette enflure brutale, cette manière tonitruante, tintamarresque, de planter le décor, et puis soudain cet oubli, ce vide – comme d’un ivrogne qui cogne sur la table à la fendre en deux, puis cherche obscurément du fond de ses brumes à se rappeler à qui au juste il en avait.

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Il commença à s’éloigner derrière les arbres, d’un pas traînant – une masse empêtrée et pataude qui s’enfonçait peu à peu dans l’épaisseur du gaulis. De temps en temps, il s’arrêtait et se retournait, et Grange devinait qu’il jetait de son côté le regard panique du chien qui prend le large, se retourne, et s’affole tout à coup de ne s’entendre plus rappeler.




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