Monday, June 11, 2007

LE-LOUP-DES-STEPPES

Hermann Hesse
Le Loup des Steppes

Calmann-Lévy, 2004
Der Steppenwolf, 1927
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___________________________________________Extractions__________


En l’espace d’un seconde, il exprimait avec l’éloquence le doute immense d’un penseur, d’un initié peut-être, qui ne croit plus à la dignité, au sens même de l’existence humaine. Ce regard disait : « Vois, nous sommes comme ces singes ! Vois, l’humanité est comme eux ! » Alors toute forme de notoriété, toute forme d’intelligence, toutes les conquêtes de l’esprit, tous les élans portant l’homme vers le sublime, la grandeur et l’éternité s’effondraient, n’étaient plus que simagrées !

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Un jour, alors que nous venions de parler de ce qu’il est convenu d’appeler la cruauté du Moyen Âge, il déclara : « En vérité, cette cruauté n’en est pas une. Un homme du Moyen Âge serait autrement horrifié par notre mode de vie contemporain qu’il trouverait féroce, effroyable et barbare ! Chaque époque, chaque culture, chaque coutume et chaque tradition a sa spécificité, ses propres aspects délicats ou rudes, séduisants ou atroces ; elle considère certaines souffrances comme naturelles, accepte de supporter avec patience certains maux. L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre..

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C’est étonnant tout ce qu’un homme peut ingurgiter ! Je lus un journal pendant dix bonnes minutes, laissant pénétrer en moi l’esprit d’un être irresponsable qui décortique de façon grossière les paroles des autres et les ressert ensuite, arrangées à sa manière, mais non digérées.

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La solitude est synonyme d’indépendance ; je l’avais souhaitée et atteinte au bout de longues années. Elle était glaciale, oh oui, mais elle était également paisible, merveilleusement paisible et immense, comme l’espace froid et paisible dans lequel gravitent les astres.

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Si l’on examine l’âme du Loup des steppes à la lumière de ce qui vient d’être dit, celui-ci apparaît comme un homme qui, par son haut degré d’individualisation, n’était aucunement destiné à faire partie des bourgeois. En effet, toute individualisation avancée se retourne contre le moi et tend à le détruire. Nous constatons également qu’il avait une forte propension à la sainteté, comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l’aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l’astre massif et maternel de la bourgeoisie ; tel était son assujettissement. La plupart des intellectuels, la majorité des artistes font également partie de cette catégorie de personnes. Seuls les plus forts d’entre eux s’élèvent au-dessus de l’atmosphère qui enveloppe le sol bourgeois et atteignent l’espace cosmique. Tous les autres se résignent ou font des compromis. Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort de l’approuver pour pouvoir continuer de vivre. Ces innombrables existences n’ont pas la force suffisante pour atteindre au tragique, mais subissent tout de même une adversité et une infortune considérables, dans l’enfer desquelles leurs talents s’épanouissent et deviennent féconds. Seuls les rares personnes qui s’arrachent à l’emprise bourgeoise trouvent le chemin de l’absolu et ont une fin admirable. Ce sont des êtres tragiques qui ne sont pas nombreux. Quant aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire, mais souverain : l’humour.

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En vérité, il n’est pas de moi, même le plus naïf, qui soit un. Celui-ci représente un monde extrêmement multiple, un petit ciel étoilé, un ensemble chaotique de formes, de degrés d’évolution et d’états, d’hérédités et de potentialités. Le fait que tout individu s’applique à considérer ce chaos comme une unité et à parler de son moi comme s’il s’agissait d’un phénomène simple, structuré, clairement délimité ; le fait que cette illusion s’installe aisément chez chacun (même chez les êtres les plus évolués) semble constituer une nécessité, un besoin aussi vital que de respirer ou de manger.

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Il était indéniable que ces ébranlements successifs m’avaient finalement tous apporté quelque chose de nouveau : un peu plus de liberté, d’esprit, de profondeur, mais aussi un sentiment croissant de solitude, d’incompréhension, de froideur. Du point de vue bourgeois, cette vie allant de bouleversement en bouleversement semblait être engagée dans un processus de déclin perpétuel qui m’éloignait de plus en plus de ce qui était normal, permis et sain. Au cours de toutes ces années, je perdis mon travail, ma famille, ma patrie ; je me retrouvai seul, en dehors de tout groupe social. Personne ne m’aimait, beaucoup me regardaient avec suspicion. J’étais dans une opposition permanente, âpre avec l’opinion et la morale publiques. Même si je continuais de vitre dans un cadre bourgeois, ma sensibilité et ma façon de penser faisaient de moi un étranger au sein de cet univers. La religion, la famille, la patrie, l’Etat avaient perdu toute valeur à mes yeux, je ne me sentais plus concerné par eux. Les fanfaronnades de la science, des corporations, des arts m’inspiraient du dégoût. Mes conceptions, mes goûts, toutes les idées qui m’avaient permis de briller à l’époque où j’étais un homme talentueux et apprécié gisaient là, abandonnés, n’inspirant aux gens que méfiance. Mes transformations si douloureuses m’avaient certes apporté quelque chose d’imperceptible et d’impalpable, mais j’avais dû le payer cher ; à chaque fois ma vie était devenue plus dure, plus difficile, plus solitaire, plus menacée. En vérité, je n’avais aucune raison de souhaiter poursuivre dans cette voie ; elle me conduisait dans ces contrées où l’air se faisait de plus en plus rare, où flottaient ces fumées dont parle Nietzsche dans son poème sur l’automne.

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On s’apercevrait peut-être très prochainement que, de même que nous pouvons entendre à Francfort ou à Zurich des concerts joués à Paris et à Berlin, nous baignons dans le flot permanent des images et des événements présents, immédiats. Mais ce n’était pas tout. On comprendrait également que l’ensemble des événements survenus depuis la nuit des temps sont enregistrés et présents de la même manière que le reste et qu’un jour, sans doute, nous entendrions parler le roi Salomon et Walter von der Vogelweide, avec ou sans fil de transmission, avec ou sans bruits parasites. Pour finir, je déclarai que, tout comme les débuts actuels de la radio, cela permettrait uniquement à l’humanité de fuir face à elle-même, face à ses buts ultimes, et de s’environner d’un réseau de plus en plus serré de distractions et d’occupations vaines.

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« Cela me semble si stupide d’utiliser ce terme de « bête féroce » ou de « fauve » ! On ne devrait pas parler ainsi des animaux. Certes, ils sont souvent effrayants, mais ils sont bien plus vrais que les hommes.
- Que signifie ce « vrais » ? Qu’entends-tu par là ?
- Eh bien, regarde donc un animal : un chat, un chien, un oiseau ou même un de ces grands animaux magnifiques qui peuplent les zoos : un puma ou une girafe ! Tu constateras forcément qu’ils sont tous vrais, que pas un d’entre eux n’est embarrassé ou ignore ce qu’il doit faire, comment il doit se comporter. Ils ne cherchent pas à te flatter, ils ne cherchent pas à t’impressionner. Pas de comédie. Il sont comme ils sont, à l’instar des pierres et des fleurs ou des étoiles dans le ciel ; comprends-tu cela ? »
Je comprenais.

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Les deux tiers de mes compatriotes lisent ce genre de journaux ; ils lisent chaque matin et chaque soir ce genre de propos. Chaque jour, on les travaille, on les exhorte, on excite leur haine, on fait d’eux des êtres insatisfaits et méchants. Le but et le terme de cette entreprise sont une fois de plus la guerre : celle qui approche, celle qui vient, et qui sera sans doute plus hideuse encore que la précédente. Tout cela est limpide et simple. Chaque homme pourrait le comprendre, pourrait aboutir à la même conclusion, s’il se donnait simplement la peine de réfléchir une heure. Mais personne n’en a la volonté ; personne ne veut éviter la prochaine guerre ; personne ne veut épargner à soi-même et à ses enfants le prochain massacre de millions d’hommes, si c’est au prix d’un tel effort. Réfléchir une heure ; rentrer en soi-même pendant un moment et se demander quelle part on prend personnellement au règne du désordre et de la méchanceté dans le monde, quel est le poids de notre responsabilité ; cela, vois-tu, personne n’en a envie !

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La vie, pensais-je, a forcément toujours raison au bout du compte ; si elle bafoue mes beaux rêves, c’est que ceux-ci étaient absurdes et injustifiés.

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Celui qui désire vivre aujourd’hui en se sentant pleinement heureux n’a pas le droit d’être comme toi ou moi. Celui qui réclame de la musique et non des mélodies de pacotille ; de la joie et non des plaisirs passagers ; de l’âme et non de l’argent ; un travail véritable et non une agitation perpétuelle ; des passions véritables et non des passe-temps amusants, n’est pas chez lui dans ce monde ravissant…

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Ce qu’on appelle dans les écoles ‘l’histoire universelle’ et que l’on est obligé d’apprendre par cœur, avec tous ces héros, ces génies, ces exploits et ces sentiments pleins de grandeur, n’est qu’un mensonge inventé par les maîtres, à des fins éducatives et pour occuper les enfants durant leur scolarité obligatoire. L’époque et le monde, l’argent et le pouvoir, appartiennent aux êtres médiocres et fades. Quant aux autres, aux être véritables, ils ne possèdent rien, si ce n’est la liberté de mourir. Il en fut ainsi de tout temps et il en sera ainsi pour toujours.

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Le fait qu’une mère m’ait mis au monde me rend fautif. Je suis condamné à vivre, astreint à faire partie d’un Etat, à être soldat, à tuer, à payer des impôts pour financer la fabrication d’armes. Aujourd’hui, en cet instant, cette culpabilité éternelle m’a obligé à tuer comme jadis, à l’époque de la guerre. Cette fois-ci, pourtant, je ne tue pas à contrecœur. Je me suis résigné à être coupable. Je n’ai rien contre la destruction de ce monde stupide et encombré ; je suis même heureux d’y participer et de sombrer avec lui.

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Il n’est pas bon que l’humanité fasse un usage excessif de son intellect, qu’elle tente grâce à la raison de mettre de l’ordre dans des domaines qui ne sont pas du tout accessibles à celle-ci. Cela donne naissance à des idéaux, tels que celui des Américains ou celui des bolcheviks. Tous deux sont extraordinairement raisonnables, mais en proposant une vision trop naïve de la vie, ils brutalisent et appauvrissent terriblement celle-ci. L’image de l’être humain qui représentait jadis un idéal élevé est en train de se transformer en cliché. Nous autres, les fous, nous lui redonnerons peut-être sa noblesse.

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Voilà ce qu’on appelle l’art de vivre, déclara-t-il sur un ton doctoral. Vous pourrez à l’avenir continuer à votre guise de modeler et d’animer, de complexifier et d’enrichir le jeu de votre existence ; il est entre vos mains. La folie, au sens élevé du terme, est le fondement de toute sagesse ; et de la même façon, la schizophrénie est le fondement de tout art, de toute création de l’imagination.




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