Tuesday, July 18, 2006

LE-SOLEIL-PAS-A-PAS

Walter Tevis

Edition originale, The Steps of the Sun, 1982
Le soleil pas à pas, Présence du Futur, Editions Denoël, 1983


Extractions

Ils ont essayé de partir avec des vaisseaux quand on était gosses et ils y ont renoncé. Des experts. A présent, ils ont décidé que c’était illégal. Il n’y a rien à attendre de l’espace, que des regrets.
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Je n’avais jamais pris de morphine auparavant et quelque chose en moi comprit, à la manière dont elle avait commencé de me titiller le système nerveux, que c’était du sérieux, comme potion magique. J’y devinai le frisson du danger. Il y avait dans ce produit une plénitude, une aptitude à combler les vides de l’âme qui avait instantanément accroché mon esprit déboussolé, là-bas, au beau milieu de la sombre patinoire de cette planète toute neuve. C’était de la chimie de grand art ; quand je m’éveillai le lendemain, me contrefichant totalement du monde que j’étais pourtant venu explorer et ne pensant plus qu’à ma piquouse, je fus soudain effrayé.

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Si j’étais incapable de me propulser dans le corps d’une femme par un acte de volonté, la volonté propulserait mon corps à travers la Galaxie. Je détestais l’algèbre spirituelle de la chose mais je saisissais fort bien les termes de l’équation. J’avais passé le plus clair de mon existence à voler Pierre pour payer Paul. C’est comme ça qu’on devient riche dans un monde dont les ressources s’étiolent, un monde dont les ressorts se débandent.

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Maman avait allumé six bougies et restait assise là, comme hypnotisée, la peau des joues flasque, pendante, les seins exposés, flasques, pendant, les bras ballants. Chaque fois que j’entends l’expression « banqueroute spirituelle », je la revois ainsi : une femme vidée.

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Mon uranium était en soi une donnée brute : n’importe quel étudiant en économie à Harvard -cette pépinière de futurs escrocs- était capable sans être trop doué de bâtir un plan pour tirer dix milliards de dollars de la cargaison initiale de l’Isabel.

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Bien des hommes d’âge mûr semblent totalement incapables de changer leur existence. Plus la vie se fait mesquine et dure, moins les compensations deviennent gratifiantes, et plus l’on tend à vouloir maintenir le status quo, à éviter de se lancer dans de nouveaux défis.

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C’est un constat terrible sur la nature du capitalisme qu’un homme intimement aussi perturbé que je suis ait pu connaître une telle réussite –que j’ai pu devenir si riche et si largué en même temps.

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Un détail concernant l’impuissance ; vous perdez le bénéfice de cette lucidité qui fait suite à l’orgasme. Par moments, j’avais l’impression que ma semence non répandue m’était remontée dans le cerveau, y court-circuitant la moitié des connexions.

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Je sais bien que j’ai gagné beaucoup d’argent, acquis la célébrité, voyagé partout, couché avec un tas de femmes et mangé en quantité les nourritures les plus raffinées qui soient, quand mon père n’a jamais rien accompli de tout ceci. Mais depuis vingt ans, quelque chose dans mon âme est demeuré au point mort, en attente, accomplissant extérieurement les gestes d’une vie épanouie et bien remplie mais restant à l’intérieur perpétuellement morose et maussade.

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Je ne savais pour ainsi dire rien des choses du sexe sinon que ça avait un rapport avec la classe sociale et que ça inquiétait mes parents.

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Je savais que je pourrais toujours, si j’étais vraiment poussé à bout, me concocter de l’acide cyanhydrique – ou nicotinique, on n’était pas à ça près – et me rétamer en l’espace d’une demi-minute. Le monde moderne a fait de la mort une des choses les plus faciles qui soient. Si seulement c’était pareil pour le sexe, l’amour et le travail.

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Je dormi étendu sur le dos, entièrement nu. Tandis que je sombrais vers l’inconscience, je sentis l’extrémité des brins d’herbe caresser doucement mon corps, pénétrer sous ma peau. Ils cherchaient mes capillaires et mes veines, pour unir la vie de mon corps à la leur. L’intensité de cette connexion apaisa mon âme inquiète.
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Je restai allongé à pleurer pendant des heures. Comme si l’herbe fournissait le fluide alimentant mes larmes, comme si je n’étais qu’un simple canal recueillant les liquides qui entraient par la peau de mon dos, de mes bras et mes jambes et traversaient mes veines jusqu’à mes yeux pour se déverser sur mon visage en flots brulants et miséricordieux. Mon corps était totalement inerte, inerte comme jamais il ne l’a été et le soulagement était comme un orgasme assourdi, contenu, laissant échapper une pression si longtemps ressentie qu’elle semblait tout simplement faire partie de la condition humaine. Mes larmes se tarirent. Quand j’eus cessé de pleurer, toute tension m’avait quitté.

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J’aimais bien mon apparence et je n’avais pas envie d’enfiler des vêtements. J’étais pourtant entré dans ma cabane avec cette intention mais à présent je ne voulais plus. Je n’étais pas prêt à renfiler la civilisation avec ses jeans et ses Adidas. Peut-être que je ne le serais jamais.
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Si la civilisation occidentale est appelée à disparaître, ce sera noyée dans le Nescafé, le fromage sous cellophane et les variétés télévisées.

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Il m’avait fallu cinquante années d’existence pour savoir ordonner correctement mes priorités et apprendre que l’amour passe avant l’argent.

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La simplicité de l’or m’épate toujours. Treize mille quatre cents l’once. Et c’est tout juste bon à faire des plombages.

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Ils m’emmenèrent, à une trentaine de kilomètres de là, à la base aérienne Kissinger où ils me fourrèrent dans un chasseur F-611 pour me réexpédier à Washington à quatre fois la vitesse du son. Ces enculés de militaire ; ça vous brûle du kérosène comme si c’était de l’eau de mer.

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Tout le monde était courageux et productif dans ces bouquins, et personne n’y faisait jamais l’amour sinon après un mariage confucianiste et encore, avec solennité et dans le noir. Le puritanisme, c’est comme la roue : que l’usage s’en perde, et on aura tôt fait de le réinventer.

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C’étaient assurément des vêtements de bien meilleure qualité que tout ce qu’on pouvait acheter à New-York. A vrai dire, on ne sait plus rien faire de bien en Amérique, à part la télévision et les frites. Les équipements de télévision, s’entend ; les programmes sont pour des crétins.

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La route de l’excès mène au palais de la sagesse.

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Flanquant l’entrée, les bronzes massifs d’un paysan et d’un soldat, les manches de chemises roulées, les lèvres serrées, le regard fixé sur la ligne de l’avenir. Mais qu’est-ce qu’ils trouvent donc dans l’avenir de si sacré ? On devrait obliger tous ceux qui pensent ça à relire l’histoire, sous la menace des armes.

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Il est dans la galaxie des beautés que l’esprit humain ne peut qu’effleurer et frôler avant de devoir se retirer. Il est des couleurs et des courbes auxquelles ne sont pas préparés nos yeux et nos nerfs de descendants d’amibes des tièdes océans primitifs. J’avais dû détourner le regard.


READ DURING WEEK 25&26/06

Thursday, July 13, 2006

LE-BERCEAU-DU-CHAT

Kurt Vonnegut Jr

Edition originale, Cat’s Cradle, 1963
Le berceau du chat, Editions du Seuil, 1972


Extractions

Laisse le foma* diriger ta vie. Il te fait brave et agréable, il te rend bien portant et heureux ». *Foma : ensemble de mensonges sans danger
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Dans un album de coupures de presse que ma sœur Angela tenait à jour, on voyait un extrait du magazine Time dans lequel quelqu’un demandait à papa à quoi il jouait pour se détendre. « Pourquoi m’encombrerais-je de jeux préfabriqués, répondait mon père, quand il y en a tant de réels autour de moi ? »

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Franck avait raison. Papa a passé la tête à la fenêtre et nous a regardés. Angela et moi en train de nous rouler par terre en braillant sous le regard de Franck hilare. Le pater a rentré la tête et n’a jamais demandé par la suite les raisons de ce tapage. Il n’était pas spécialiste des êtres humains.

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Que le monde souffrait, reprit-elle en hésitant, de ce que les hommes étaient encore superstitieux au lieu d’être scientifiques. Il a dit que si chacun se consacrait plus à l’étude de la science, le monde se porterait mieux.

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Avant ça, c’était le Salon Pompéi, avec des moulages en plâtre partout. Ils peuvent bien changer le nom du bar, ils n’ont jamais changé cette connerie d’éclairage. Ni les cons qui le fréquentent, ni cette connerie de ville.

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Elle se détourna pour examiner le Dr. Breed, d’un regard de reproche impuissant. Elle haïssait ceux qui pensaient trop. A ce moment là, elle me donna très nettement l’impression d’être assez représentative de presque toute l’humanité.

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Il me dit s’appelait Marvin Breed.
« Le monde est petit, dis-je ».
- Quand on le fourre dans un cimetière, oui. » Marvin était gras et vulgaire, malin et sentimental.

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Je sais bien qu’il était réputé inoffensif, doux et rêveur, qu’il n’aurait pas fait de mal à une mouche, qu’il se moquait de l’argent, de la puissance, des beaux vêtements, des automobiles et de tout le reste, bref, qu’il n’était pas comme nous, qu’il était meilleur que nous tous, et si innocent qu’il aurait pu être Jésus – le truc du Fils de Dieu mis à part…

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Selon Bokonon, un wrang-wrang est une personne qui fait dévier le cours des spéculations d’une autre personne en réduisant ce cours, par l’exemple de sa propre vie, à une absurdité.

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H. Lowe Crosby était d’avis que les dictatures sont parfois d’excellentes choses. Il n’était ni méchant ni sot. Il trouvait commode d’affronter le monde avec des manières de comique amateur ; cependant, une grande partie de ce qu’il avait à dire au sujet du manque de discipline de l’humanité n’était pas seulement drôle, mais vrai.
Là où sa raison et son sens de l’humour l’abandonnaient soudain, c’est lorsqu’il abordait la question de savoir ce que les hommes étaient véritablement censés faire de leur temps sur terre.

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Il croyait fermement que leur raison d’être ici-bas était de construire des bicyclettes pour lui.

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Bokonon tenait pour vrai que l’on peut bâtir de bonnes sociétés rien qu’en opposant le bien et le mal et en gardant à tout moment une tension très élevée entre les deux.

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Oh oui, de biens pauvres hères
J’ai trouvé là-bas.
De musique ils n’avaient guère
Pas plus que de bière.
Et ils erraient tous falémiques
Parce que la vie n’est pas douce
Dans un pays dont chaque pouce
De terrain
Appartient
A castle Sugar, Inc. Et à l’église catholique.
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Crosby avait trop bu. Il avait atteint ce stade où les ivrognes s’imaginent pouvoir parler en toute franchise à condition de le faire affectueusement.

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Mais ce qui m’intéressait, c’étaient les quelques-uns des mots choisis par Bokonon en 1929 pour remplir les « espaces réservés à cet effet ». Chaque fois qu’il en avait eu la possibilité, il avait adopté le point de vue de Sirius, prenant par exemple en considération des éléments cosmiques tels que la brièveté de la vie et la longueur de l’éternité.
A la question « Profession », il avait répondu : « Etre vivant. »
A « Principale occupation », il avait répondu : « Etre mort. »

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Elle improvisa sur la musique créée par le fils du garçon pullman, passant d’un lyrisme fluide à des raucités lascives, aux stridences capricieuses d’un enfant apeuré, à un cauchemar de grand drogué.

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- J’ai aussi eu un Yacht autrefois, savez-vous ?
- Je ne vous suis pas.
- C’est une raison pour être plus gai que la majorité des gens, d’avoir un yacht.

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Cet édifice soulevait la même question que tous les entassements de pierre analogues : comment des hommes chétifs et souffreteux avaient-ils pu déplacer des pierres aussi grosses ? Et comme tous les entassements de pierre, celui-ci répondait de lui-même à la question. Seule une terreur aveugle avait pu déplacer d’aussi grosses pierres.

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Ainsi que nous l’enseigne Bokonon, « On ne se trompe jamais en disant au revoir ».

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- Les habitants de San Lorenzo, me dit le père, ne s’intéressent qu’à trois choses : la pêche, la fornication et le bokonisme.
- Vous ne croyez pas qu’on pourrait les intéresser au progrès ?
- Ils en ont vu certains aspects. Mais il n’y en a qu’un qui les emballe vraiment.
- Qu’est-ce que c’est ?
- La guitare électrique.


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Et je me rappelai le Quatorzième Livre de Bokonon, que j’avais lu intégralement la veille. Le Quatorzième Livre est intitulé « Existe-t-il, pour un Homme Réfléchi, une Seule Raison d’Espérer en l’Humanité sur Terre, Compte Tenu de l’Expérience du Dernier Million d’Années ? »
Le Quatorzième Livre n’est pas long à lire. Il consiste en un seul mot : « Non. »

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Quand nous commémorons les guerres, nous devrions peut-être arracher nos vêtements, nous peindre en bleu et marcher à quatre pattes toute la journée en grognant comme des porcs. Ce serait sûrement plus approprié que les grands discours et les étalages de drapeaux et de canons bien huilés.

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Cette jeune fille n’était pas intéressée par la reproduction – elle en détestait l’idée même. Avant même la fin de la mêlée, elle m’avait clairement laissé entendre – et je le croyais aussi – que c’était moi l’inventeur de cette entreprise singulière par laquelle, à grand renfort de grognements et de transpiration, on procède à la création de nouveaux être humains.

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Je m’éloignais de Franck, ainsi que les Livres de Bokonon me le conseillaient. « Méfiez-vous de celui qui travaille dur pour apprendre quelque chose et qui, l’ayant appris, ne se trouve pas plus sage qu’auparavant, nous dit Bokonon. Celui-là nourrit un ressentiment meurtrier contre ceux qui sont ignorants sans avoir eu à se donner du mal pour atteindre l’ignorance. »


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