Sunday, September 25, 2005

TRANSMIGRATION-DE-TIMOTHY-ARCHER

Philip K. Dick

Edition originale: The transmigration of Timothy Archer, 1982
Denoel, Pr
ésence du futur, 1983

Extraits

« J’ai lu bien des explications à propos de la mort de mon mari ; selon l’une des plus bizarres et des plus embarrassantes d’entre elles, il s’était tué, lui, Jeff Archer, fils de l’évêque Timothy Archer, parce qu’il avait peur d’être homosexuel. Un certain livre écrit des années après sa mort – après leur mort à tous trois – déformait à tel point les faits qu’après avoir fini de le lire (j’ai oublié le titre aussi bien que le nom de l’auteur) on en savait moins sur Jeff, l’évêque Archer et Kirsten Lundborg qu’avant de le commencer. C’est comme la théorie de l’information ; le bruit chasse le signal. Mais comme le bruit se fait passer pour un signal, on ne l’identifie pas en tant que bruit. Les services d’espionnage appellent ça la désinformation, une technique très utilisée par le bloc soviétique. Si vous pouvez mettre en circulation une assez grande quantité de désinformation, vous abolirez entièrement le contact de tout individu – y compris vous – avec le réel.

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« Tu crois que c’est grave ? Questionna Kristen. Que Jésus soit un imposteur ?

- Pas pour moi.

- Et ils n’ont pas divulgué le plus important. L’histoire du champignon. Ils vont la garder secrète aussi longtemps qu’ils pourront. Mais ça finira…

- quel champignon ?

- L’anokhi. »

Je dis avec incrédulité : « l’anokhi est un champignon ?

- C’est un champignon. Enfin c’en était un à l’époque. Les zadokites le cultivaient dans des cavernes.

- Ca alors, lançai-je.

- Et ils en faisaient une sorte de pain et du bouillon. Ils mangeaient le pain et buvaient le bouillon. C’est l’origine de la communion sous les deux espèces, le corps et le sang. Apparemment l’anokhi était un champignon vénéneux, mais les zadokites avaient trouvé un moyen de l’antidoter, enfin jusqu'à un certain point, assez pour qu’il ne les tue pas. Il leur donnait simplement des hallucinations. »

- J’éclatai de rire. « En somme ils étaient des…

- Et bien oui, c’est ça. » Malgré elle, Kirsten se mit aussi a rire. « Et il faut que Tim distribue la communion tous les dimanches en sachant ça, en sachant que ces braves gens s’offraient des trips psychédéliques, comme nos momes aujourd’hui. Quand il a appris ça, j’ai bien cru qu’il n’allait pas s’en relever.

- Alors, Jésus était en fait un trafiquant de drogue », dis-je.

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« Quelquefois, je suppose, une idée fixe pénètre dans l’esprit sous la forme d’un vrai problème, ou d’un problème imaginaire. Ce n’est pas si rare. Vous vous apprêtez à vous coucher, tard le soir, et brusquement l’idée vous vient que vous avez oublié d’éteindre les phares de votre voiture. Vous regardez par la fenêtre votre voiture – qui est garée, bien visible, devant votre maison – et vous constatez que les phares ne sont pas allumés. Mais vous pensez alors : je les ai peut-être laissés allumés et ils le sont restés si longtemps qu’ils ont déchargés la batterie. Alors, pour m’en assurer, il faut que je sorte pour vérifier. Vous enfilez votre robe de chambre et allez dehors, vous ouvrez la porte de la voiture et vous actionnez la manette d’éclairage. Les feux s’allument. Vous les éteignez, quittez la voiture, refermez la porte et regagnez la maison. Ce qui s’est passé, c’est que vous êtes devenu fou ; vous êtes devenu psychotique. Parce que vous n’avez pas tenu compte du témoignage de vos sens ; vous aviez pu voir par la fenêtre que les feux n’étaient pas allumés, mais vous avez voulu quand même sortir pour vérifier. C’est là le facteur primordial : vous avez vu mais vous n’avez pas cru. Ou, réciproquement, vous n’avez pas vu quelque chose mais vous y avez quand même cru. Théoriquement, vous pourriez voyager à tout jamais entre votre chambre à coucher et votre voiture, prisonnier d’un circuit fermé éternel ou périodiquement vous ouvririez la voiture, essaieriez les feux, retourneriez à la maison – à cet égard vous êtes une machine. Vous n’êtes plus humain. »

READ DURING WEEK 38/05


Sunday, September 18, 2005

INTERIEUR-NORD

Marcus Malte

Zulma, 2005

Extraits

« Ils marchent sur la ligne indivisible de l’horizon comme si c’était le dernier jour ou le tout premier jour de la création. Silhouettes grises. De frêles esquisses, de simples ébauches au fusain jetées sur un fond uniformément blanc. Il y a parmi eux, semble-t-il, des hommes, des femmes, des enfants, certains ne faisant qu’un avec leur monture, cheval ou mulet, voire créature d’une espèce jusque-là inimaginée tel le monstrueux résidu du croisement entre une autruche et un hippocampe. Il y a des chiens ou des loups allongeant démesurément le cou vers le sol gelé. Tous portent des haillons de givre. Bien peu de choses les distinguent si ce n’est que les hommes peut-être chantent ou prient sans bruit dans leur tête.
Ils avancent lentement. Maigre cohorte sans ordre apparent, sans hiérarchie, sans flambeau ni étendard. Soit qu’ils ont perdu tout cela en route, soit que tout leur reste à conquérir.
On ne sait pas ce qui les porte.
L’un d’entre eux parfois arrête ses pas et scrute les alentours, sourcils froncés comme s’il reniflait avec les yeux. Il n’y a rien. A perte de vue la surface de la terre se montre plane et nue ainsi que le ciel au-dessus et les deux s’absorbent et se reflètent en une unique et immense flaque de lumière pâle. A perte de vue. Celui-là se remet en branle. On ne sait pas ce qui les meut, on ne sait pas ce qu’ils recèlent en eux d’espérance ou de crainte, de foi ou de terreur.
Des fuyards, des exilés, des éclaireurs, des lépreux, des soldats en déroute, des soldats en campagne, des explorateurs, des fantômes, des princes sans royaume : nul ne sait.
Parfois l’un d’entre eux se replie mollement sur ses membres inférieurs et s’effondre sur place pareil à un pantin aux fils soudains rendus lâches ou rompus. Il y a fort à parier qu’il ne se relèvera pas. Que la nuit recouvrira telle quelle la masse inerte de son corps, et la nuit suivante, et la nuit des temps.
Les autres continuent. Peut-être est-ce cela qu’ils cherchent : de loin en loin un cairn solitaire fait de chair et d’os confits dans la glace, seuls points de repère sur leur chemin. Les restes de ceux qui les ont précédés. Ce serait la sagesse même. Car, à bien y songer, toute autre trace paraît vaine. Tout autre héritage. La route des morts est la seule qui tienne.
Oui, mais les morts se ressemblent. Alors il n’est pas exclu qu’ils soient déjà passés par là. Qu’ils suivent leurs propres pas et fassent et refassent le même itinéraire. Il n’est pas dit que ces dépouilles à qui ils s’en remettent ne soient pas celles de leurs mères ou de leurs fils ou de leurs frères naguère laissés à l’abandon. Il n’est pas dit finalement que ce ne soit pas les leurs.
Alors ce serait donc ça – les fameuses âmes errantes ? Dieu qu’elles ont l’air misérables, en effet. Et les limbes seraient ce continent glacé où elles évoluent entre la terre blanche et le ciel blanc et austère ?
Tant de légendes ont couru.
Cependant la troupe est en marche, et de quelque nature que soient ceux qui la composent, ils persévèrent, ils s’acharnent, ils ne renonceront pas. Et toujours autour d’eux le silence et le froid. Et toujours en eux, peut-être, les chansons et les muettes prières.
On leur avait pourtant dit que l’hiver serait long. »

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« Si mon enfant tu sors ce soir
Prends ton manteau dans le couloir
Et prends mon amour pour escorte
Car il peut que cette porte
Derrière laquelle ton pas décroît
Ne soit pas celle que tu crois. »



READ DURING WEEK 37/05

Sunday, September 11, 2005

LES-MUTANTS-DU-BROUILLARD

Arkady et Boris Strougatsky

Edition Originale: GADKIE LEBEDIE, 1972
Editions Albin Michel, 1975


Extrait

« L’humanité a fait une banqueroute biologique – la natalité décroît, le cancer progresse, les faibles d’esprit, les névrosés sont plus nombreux, les gens se droguent. Ils absorbent quotidiennement des centaines de tonnes d’alcool, de nicotine, des drogues tout simplement, ils ont commencé par le Hashisch et la cocaïne et fini par le LSD. Nous sommes purement et simplement en pleine dégénérescence. Nous avons détruit la nature réelle, et l’artificielle nous détruit à notre tour. Puis, nous avons fait une banqueroute idéologique – nous avons passé en revue tous les systèmes philosophiques et les avons discrédités, nous avons mis a l’épreuve tous les systèmes imaginables de morale et nous sommes demeurés aussi amoraux que les bestiaux, que les troglodytes. Le plus terrible, dans tout cela, est que la morne masse des hommes reste, de nos jours, le même ramassis de canailles qu’elle a toujours été. L’humanité a, en permanence, des exigences qu’elle demande aux dieux, aux meneurs et à l’ordre de satisfaire, et chaque fois qu’elle reçoit satisfaction des dieux, des meneurs et de l’ordre, elle en éprouve du mécontentement car, en réalité, elle n’a besoin de rien, ni des dieux ni de l’ordre, il lui faut le chaos, l’anarchie, du pain et des spectacles. Actuellement, elle est prisonnière de la nécessité absolue où elle se trouve de toucher toutes les semaines la petite enveloppe contenant la paie, mais l’idée de cette nécessité la dégoûte, et elle s’en libère tous les soirs dans l’alcool et la drogue… Le diable soit de l’Humanité, cet amas de peaux en putréfaction qui empeste, depuis dix mille ans, et n’est plus bon à rien qu’à tuer et à infester l’air. Il y a autre chose de terrifiant : nous sommes tous la proie de la dépravation – Les Hommes avec un grand H, les personnalités. Nous assistons à cette décomposition de la société et nous nous imaginons qu’elle ne nous concerne pas mais, de toute façon, elle nous distille le poison du désespoir, ronge notre volonté, nous enlise… »

READ DURING WEEK 36/05

Sunday, September 04, 2005

LE-DERNIER-CERCLE-DU-PARADIS

Arkady et Boris Strougatsky

Edition originale: The final circle of paradise, 1976
Le Masque - Science Fiction, 1978


Extrait

« Dans l’ensemble, il n’y avait rien de bien intéressant à lire dans les hebdomadaires ; je les parcourus rapidement et leur lecture me laissa une impression des plus déprimantes.

Tous n’étaient remplis que de bons mots affligeants, caricatures grossières – parmi lesquelles les feuilletons « sans parole » se distinguaient par leur particulière ineptie – biographies de personnalités sans intérêt, tranches de vie larmoyantes dans diverses couches de la société, série de photos cauchemardesques accompagnées de légendes telles que « Votre mari au travail ou à la maison », quantités invraisemblables de « conseils utiles » sur la façon de passer le temps sans mettre son esprit à l’épreuve – surtout pas – diatribes aussi idiotes que passionnées contre l’alcoolisme, le hooliganisme et la débauche, invitations à adhérer a des clubs ou à des chorales dont j’avais vu le nom quelque part. Il y avait aussi les mémoires de participants à la « guerre » ou à la lutte contre le crime organisé, mémoires servis dans un style verbeux par des personnes stupides manquant totalement de goût et de conscience. Il s’agissait manifestement des exercices de quelques adeptes d’une certaine littérature à sensation, regorgeant de souffrances et de larmes, d’exploits magnifiques et d’avenir en toc. Il y avait aussi des grilles de mots croisés, des rébus, des puzzles, tout aussi interminables les uns que les autres.

Je lançai la pile de journaux dans un coin de la pièce. Quelle part effroyable était la leur ici ! Ici, où l’imbécile était choyé, où l’imbécile était éduqué, nourri avec amour, où l’imbécile était devenu la norme, où pour peu, il serait devenu l’idéal, avec de jubilants docteurs en philosophie lui organisant sa vie à sa place. »

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« A la fin du siècle, époque où les premiers triomphes de la psychotechnologie des ondes furent obtenus, et où les hôpitaux psychiatriques commençaient à se vider – autant d’événements salués à l’unisson par les commentateurs scientifiques – le petit ouvrage de Krinitsky et Milanovitch avait fait l’effet désagréable d’un pavé dans la mare. Dans cet ouvrage, en guise de conclusion , les éducateurs soviétiques écrivaient à peu près ceci : « Dans l’écrasante majorité des pays, l’éducation des jeunes existe au niveau des dix-huitième et dix-neuvième siècles. L’ancien système d’éducation s’est toujours fixé et continue de se fixer pour objectif, d’abord et par-dessus tout, la préparation à l’intégration dans la société d’individus contribuant par leur qualification, mais aussi par leur abrutissement total, au processus de production. Ce système ne s’intéresse absolument pas aux autres potentialités de l’esprit humain, de sorte que, en dehors du processus de production, l’homme envisagé collectivement demeure psychologiquement parlant un homme des cavernes, l’homme Inculte. La non-exploitation de ces potentialités est la cause de l’inaptitude des individus à comprendre la complexité de notre monde dans toutes ses contradictions, à faire psychologiquement le rapport entre des concepts et des phénomènes incompatibles, à tirer plaisir de l’étude de relations et de lois à partir du moment où elles ne correspondent pas directement à la satisfaction des instincts sociaux les plus primitifs. En d’autres termes, ce système d’éducation, pour des raisons pratiques, ne développe chez l’homme ni l’imagination pure, ni une vision libre des choses, ni, par voie de conséquence, le sens de l’humour. L’Homme Inculte ne perçoit le monde que comme une espèce de processus essentiellement banal, routinier et affreusement conventionnel, un monde dont il est possible au prix d’un très gros effort de tirer des plaisirs, qui deviennent à leur tour, en fin de compte, obligatoirement routiniers et conventionnels. Mais même les potentialités inutilisées demeurent apparemment une réalité cachée de l'esprit humain. »


READ DURING WEEK 35/05