Thursday, November 15, 2007

RAFFLES-HOTEL


Ryu Murakami
Raffles Hotel

1998, Edition Philippe Picquier / 1989, Shueisha Inc.
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Il fait une drôle de tête ce photographe, c’est sans doute sa spécialité, de faire une drôle de tête tout le temps, la deuxième chose que je déteste le plus au monde, c’est qu’on se trompe sur mon compte, et la première, c’est qu’on croie me comprendre.

__________

Un cadavre, ça a un air affreusement administratif, ça ne veut plus rien dire, et moi aussi, si je veux mettre les choses au pire, je dois devenir complètement administratif, quand je regarde dans le viseur, mon cœur ne doit pas avoir le moindre soubresaut quand il y a un enfant au dos ulcéré de brûlures de l’autre côté de mon objectif, et quand je suis revenu au Japon, tu sais, ici, dans les magazines, ou à la télé, on voit beaucoup d’images de mariages, ou de divorces d’artistes célèbres, je me suis dit ah oui eh bien si c’est ça, la paix, c’est hideux et c’est triste, tu ne trouves pas ?

__________

Elle était exaspérée de voir que je me comportais normalement envers cette maquilleuse. Comme je l’avais rencontrée le matin même et avais à peine échangé quelques mots avec elle, ce n’est pas que je me comportais comme s’il n’y avait rien, mais bel et bien parce qu’il n’y avait rien entre nous, seulement Moeko refusait absolument de comprendre ça.

__________

Il faut entretenir avec la nostalgie, cet ennemi du genre humain, le même type de relation qu’avec une femme stupide et laide, autre ennemi du genre humain : il faut se coller un sourire faux sur le visage.

__________

Regarde le ciel, ai-je dit à Kariya qui était en train de préparer deux Wild Turkey on the rocks. Il est plein d’étoiles. Mais en fait, comme elles sont très éloignées les unes des autres, les étoiles sont solitaires, et un ciel plein d’étoiles, c’est un monde de faux-semblants, tu comprends ?

__________

Je ne crois pas avoir jamais rencontré quelqu’un de triste à Singapour. Ici tout le monde vit sans souci et a le rire facile. Le concept de mélancolie n’a pas pris racine dans ce pays. Ce n’est pas que les gens s’efforcent de ne pas être tristes, c’est plutôt cette émotion-là qui ne veut pas d’eux.

__________

Coucou, me voilà, a-t-elle dit en levant la tête vers le ventilateur du plafond. Je n’arrivais pas à déterminer ce qu’elle avait de bizarre au juste. Ce n’était pas rare chez elle de s’amuser à converser avec un miroir, une table, un téléphone ou un chandelier, mais saluer un ventilateur avait je ne sais quoi de peu naturel. Evidemment Moeko a horreur plus que tout au monde de faire une différence entre naturel et pas naturel. Elle avait l’habitude de me dire : le naturel, ça n’existe pas, si tu connais la moindre attitude sociale qui soit naturelle, tu peux me le dire.




READ DURING WEEK 41/07

Wednesday, October 31, 2007

LA-MORT-D'IVAN-ILLITCH


Léon TOLSTOI
La mort d’Ivan Illitch - Maître et serviteur - Trois morts

Le Livre de Poche, 1976
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Ivan Illitch mourut à l’âge de quarante-cinq ans, dans la robe de conseiller à la cour d’appel. Il était le fils d’un fonctionnaire, d’un de ces fonctionnaires pétersbourgeois qui vont de département en ministère et finissent par faire une carrière qui établit, sans erreur possible, que ces gens-là sont inaptes à occuper un poste de quelconque importance.

__________

A tout prendre, son installation ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de tous les gens qui, sans être riches, veulent passer pour tels et, en définitive, se copient les uns les autres.

__________

Renonçant à son enjouement, le médecin commence d’ausculter gravement son malade, prends le pouls, la température, palpe, percute…
Ivan Illitch sait pertinemment qu’on le trompe et se trompe, mais lorsque le praticien s’agenouille devant lui, se penche sur son corps, appuie l’oreille plus haut, plus bas, se livre enfin à toute une savante gymnastique, d’un air imperturbable, Ivan Illitch dis-je, se laisse convaincre, exactement comme autrefois il lui arrivait de prendre au sérieux la plaidoirie d’un avocat, bien qu’il sût pertinemment que l’homme mentait et avait de bonnes raisons de le faire…

__________

…l’image de la pierre, lancée dans le vide et soumise aux lois de l’accélération, se grava dans son âme. La vie n’est qu’une suite de souffrances croissantes, tendant irrésistiblement vers l’unique solution, la plus douloureuse.

__________

Ses vêtements, sa silhouette, l’expression de ses traits, le son de sa voix – tout cela lui avait crié à l’unisson : « C’est faux, c’est faux ! Toute ton existence n’a été qu’un perpétuel mensonge, destiné à masquer les questions de vie et de mort ! »

__________

Depuis le moment où il était assis, enveloppé dans la serpillière, sous l’arrière du traîneau, Nikita était demeuré immobile. Comme tous ceux qui vivent près de la nature et qui connaissent la misère, il était patient et pouvait attendre des heures, des journées entières sans éprouver ni inquiétude, ni irritation.




READ DURING WEEK 42/07

Thursday, October 25, 2007

LE-JOUEUR-D'ECHECS


Stefan Zweig
Le joueur d’échecs

1943, Bermann-Fischer, Stockholm
1981, 2000, Editions Stock
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Ces propos de mon ami ne manquèrent pas d’exciter ma curiosité. Les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini. Ces gens, qui vivent solitaires en apparence, construisent, avec leurs matériaux particuliers et à la manière des termites, des mondes en raccourci d’un caractère tout à fait remarquable.

__________

Comment s’imaginer un homme qui considère comme un exploit le fait d’ouvrir le jeu avec le cavalier plutôt qu’avec un autre pion, et qui inscrit sa pauvre petite part d’immortalité au coin d’un livre consacré aux échecs. Comment se figurer enfin un homme, un homme doué d’intelligence, qui puisse, sans devenir fou, et pendant dix, vingt, trente, quarante ans, tendre de toute la force de sa pensée vers ce but ridicule : acculer un roi de bois dans l’angle d’une planchette !




READ DURING WEEK 42/07

Friday, October 19, 2007

LA-CHUTE


Albert CAMUS
LA CHUTE

Editions Gallimard, 1956
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Quand on a beaucoup médité sur l’homme, par métier ou par vocation, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées.

__________

Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait les journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé.

__________

On ne peut pas nier que, pour le moment, du moins, il faille des juges, n’est-ce pas ? Pourtant, je ne pouvais comprendre qu’un homme se désignât lui-même pour exercer cette surprenante fonction. Je l’admettais, puisque je le voyais, mais un peu comme j’admettais les sauterelles. Avec la différence que les invasions de ces orthoptères ne m’ont jamais rapporté un centime, tandis que je gagnais ma vie en dialoguant avec des gens que je méprisais.

__________

Comme beaucoup d’hommes, ils n’en pouvaient plus de l’anonymat et cette impatience avait pu, en partie, les mener à de fâcheuses extrémités. Pour être connu, il suffit en somme de tuer sa concierge. Malheureusement, il s’agit d’une réputation éphémère, tant il y a de concierges qui méritent et reçoivent le couteau. Le crime tient sans trêve le devant de la scène, mais le criminel n’y figure que fugitivement, pour être aussitôt remplacé.

__________

Peut-être n’aimons-nous pas assez la vie ? Avez-vous remarqué que la mort seule réveille nos sentiments ? Comme nous aimons les amis qui viennent de nous quitter, n’est-ce pas ? Comme nous admirons ceux de nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre ! L’hommage vient alors tout naturellement, cet hommage que, peut-être, ils avaient attendu de nous toute leur vie. Mais savez-vous pourquoi nous sommes toujours plus justes et plus généreux avec les morts ? La raison est simple ! Avec eux, il n’y a pas d’obligation… Non c’est le mort frais que nous aimons chez nos amis, le mort douloureux, notre émotion, nous-mêmes enfin !

__________

Ils ont besoin de la tragédie, que voulez-vous, c’est leur petite transcendance, c’est leur apéritif.

__________

L’esclavage, ah ! Mais non, nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre des choses, mais s’en vanter, c’est le comble.

__________

J’avançais ainsi à la surface de la vie, dans les mots en quelque sorte, jamais dans la réalité. Tous ces livres à peine lus, ces amis à peine aimés, ces villes à peine visitées, ces femmes à peine prises ! Je faisais des gestes par ennui, ou par distraction. Les êtres suivaient, ils voulaient s’accrocher, mais il n’y avait rien, et c’était le malheur. Pour eux. Car, pour moi, j’oubliais. Je ne me suis jamais souvenu que de moi-même.

__________

Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire.

__________

Croyez-moi, pour certains êtres, au moins, ne pas prendre ce qu’on ne désire pas est la chose la plus difficile du monde.

__________

Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n’avez droit qu’à leur scepticisme.

__________

On ne vous pardonne votre bonheur et vos succès que si vous consentez généreusement à les partager. Mais pour être heureux, il ne faut pas trop s’occuper des autres. Dès lors, les issues sont fermées.

__________

On appelle vérités premières celles qu’on découvre après toutes les autres, voilà tout.

__________

J’ai compris alors, à force de fouiller dans ma mémoire, que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer. Je faisais la guerre par des moyens pacifiques et j’obtenais enfin, par les moyens du désintéressement, tout ce que je convoitais.

__________

Je n’ai jamais pu croire profondément que les affaires humaines fussent choses sérieuses. Où était le sérieux, je n’en savais rien, sinon qu’il n’était pas dans tout ceci que je voyais et qui m’apparaissait seulement comme un jeu amusant, ou importun. Il y a vraiment des efforts et des convictions que je n’ai jamais compris. Je regardais toujours d’un air étonné, et un peu soupçonneux, ces étranges créatures qui mouraient pour de l’argent et se désespéraient pour la perte d’une « situation » ou se sacrifiaient avec de grands airs pour la prospérité de leur famille. Je comprenais mieux cet ami qui s’était mis en tête de ne plus fumer et, à force de volonté, y avait réussi. Un matin, il ouvrit le journal, lut que la première bombe H avait explosé, s’instruisit de ses admirables effets et entra sans délai dans un bureau de tabac.

__________

J’essayai alors de renoncer aux femmes d’une certaine manière, et de vivre en état de chasteté. Après tout, leur amitié devait me suffire. Mais cela revenait à renoncer au jeu. Hors du désir, les femmes m’ennuyèrent au-delà de toute attente et, visiblement, je les ennuyais aussi. Plus de jeu, plus de théâtre, j’étais sans doute dans la vérité. Mais la vérité, cher ami, est assommante.

__________

Parce que je désirais la vie éternelle, je couchais donc avec des putains et je buvais pendant des nuits. Le matin bien sûr, j’avais dans la bouche le goût amer de la condition mortelle.

__________

Dans la solitude, la fatigue aidant, que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète. Après tout, c’est bien là ce que je suis, réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries, prophète vide pour temps médiocres, Elie sans messie, bourré de fièvre et d’alcool, le dos collé à cette porte moisie, le doigt levé vers un ciel bas, couvrant d’imprécations des hommes sans loi qui ne peuvent supporter aucun jugement. Car ils ne peuvent le supporter, très cher, et c’est toute la question.

__________

Ma grande idée est qu’il faut pardonner au pape. D’abord, il en a besoin plus que personne. Ensuite, c’est la seule manière de se mettre au-dessus de lui…




READ DURING WEEK 35/07

Tuesday, October 02, 2007

L'ACACIA


Claude SIMON
L'ACACIA

1989/2003 Les Editions de Minuit
______
__________

___________________________________________Extractions__________


(L’homme corpulent – pas obèse : corpulent – aux grosses moustaches déjà blanches, vêtu d’un uniforme noir et d’une houppelande à pèlerine semblable à un camail de chanoine, et que les intrigues compliquées d’états-majors, de loges maçonniques et des salons du faubourg Saint-Germain avaient placé à la tête de l’armée en considération peut-être d’un placidité et d’une capacité de sommeil presque illimitée)

__________

l’Etat qui l’entretenait passait pour ainsi dire avec lui un contrat à l’échéance duquel la seule chose qu’on lui demanderait en échange, une fois devenu insensible à la fatigue, exercé au maniement des armes et capable de réciter par cœur le Manuel du gradé en campagne, serait non pas tant de se battre, non pas tant même de mourir que de le faire d’une certaine façon, c’est-à-dire (de même que l’acrobate ou la danseuse étoile revêtus de collants rapiécés transpirent et se désarticulent en coulisse au son d’un piano désaccordé ou dans les exhalaisons ammoniacales des fauves en vue du bref et fugitif instant d’équilibre instable, l’apothéose orchestrale ou le roulement de tambour pendant lesquels ils s’immobiliseront, bras arrondis, moulés de paillettes, souriants, gracieux, éphémères et impondérables sous les tonnerres d’applaudissements) seulement de se tenir vingt ans plus tard debout, bien en vue, les galons de son képi étincelant au soleil, ses inutiles jumelles à la main, patientant jusqu’à ce qu’un morceau de métal lui fasse éclater la cervelle.

__________

Comme si le photographe avait saisi ce fugace instant d’immobilité, d’équilibre, où parvenue à l’apogée de sa trajectoire et avant d’être de nouveau happée par les lois de la gravitation la trapéziste se trouve en quelque sorte dans un état d’apesanteur, libérée des contraintes de la matière, pouvant croire le temps d’un éblouissement qu’elle ne retombera jamais, qu’elle restera ainsi à jamais suspendue dans l’aveuglante lumière des projecteurs au dessus du vide, du noir. Et peut-être le crut-elle, réussit-elle à le croire, à s’en persuader, ou peut-être réussit-il, lui, à le lui faire croire encore, alors que déjà la courbe de la trajectoire commençait à basculer, puis à s’infléchir, puis à chuter pour de bon, la précipitant vers le bas avec la même vertigineuse vitesse qui avait présidé à son ascension, quoique tout continuât encore un moment comme si rien n’avait changé.

__________

Le temps en train de s’enfuir aussi cependant que diminuait jour après jour, heure après heure, à chaque tour d’hélice, cette étendue d’eau sur laquelle, confusément, elle pouvait encore se sentir hors d’atteinte, silencieux tous deux, ou peut-être chuchotant, lui du moins, tandis qu’elle pétrissait entre ses mains le journal aux gros titres acheté à l’escale, les sommets des mâts oscillant lentement sous les étoiles indifférentes, et lui se penchant encore, rapprochant encore d’elle son visage amaigri ou plutôt émacié, ardent, avec cette barbe qu’il taillait court maintenant, noire dans la nuit, lui rongeant les joues, comme celle que laissent pousser les malades, son transparent regard de faïence comme déjà absent, ailleurs, comme un démenti à ses paroles, et par moments quelque gerbe d’étincelles rougeoyantes s’élançant de la cheminée au-dessus d’eux, tournoyant, affolée, s’éteignant, emportée dans les noires volutes de fumée, et toujours l’implacable et sourde trépidation des machines, les immobiles et froides constellations, l’ardent et vain chuchotement qu’elle n’écoute sans doute pas, pas plus qu’elle n’est consciente des mouvements nerveux de ses mains qui continuent à pétrir le journal, ne sachant sans doute même plus qu’elle le tient, regardant devant elle dans les ténèbres les faibles reflets jouant sur la surface mouvante et vernie de la mer, tendue, raidie, son pâle profil bleuâtre dans la nuit semblable à du marbre, les yeux secs, fixes, et elle ne répond même pas…

__________

L’un d’eux se baissait, ramassait sur le plancher quelque exemplaire froissé d’un journal du jour (à quelques variantes près, ils portaient tous le même titre en lettres énormes (les titre qui étaient en quelque sorte une simple dilatation typographique de mots que les journaux avaient déjà imprimés, ou plutôt que postulait l’ensemble des mots imprimés par les journaux (mais en caractères plus petits) depuis déjà plusieurs semaines – en fait, depuis plusieurs mois – en fait, depuis plusieurs années), comme si, en même temps que les règles de la syntaxe qui leur assignait un ordre pour ainsi dire de bienséante et rassurante immunité, les autres (les autres mots : ceux dont ils étaient habituellement entourés) avaient subitement perdu toute raison d’être, la syntaxe expulsée elle aussi, les manchettes (les manchettes qui dans les jours à venir allaient être suivies de plusieurs autres de taille chaque fois croissante, jusqu’à ce qu’enfin les lettres remplissent la moitié de la page) réduites à l’assemblage de deux ou trois substantifs isolés et démesurément agrandis – les dessins des lettres simplifiés aussi : épaisses, sans pleins ni déliés, simplement grasses, massives – comme à l’intention de myopes ou d’idiots)

__________

Les paisibles et craintifs cultivateurs ou les paisibles employés de magasin qui étaient docilement venus s’agglutiner à la grille de l’usine à gaz avec à la main leurs petites valises, comme les rescapés de quelque désastre, de quelque cataclysme cosmique, parlant bas, soucieux et jetant autour d’eux des regards inquiets, avaient, en revêtant l’uniforme et en bouclant leurs éperons, revêtu en même temps comme une sorte d’anonyme et viril déguisement à l’abri duquel se donnaient maintenant libre cours une agressive rancœur, défiant ce monde qui moins d’une semaine auparavant était encore le leur et qui maintenant les excluait, les condamnait, les transportait ni plus ni moins que des bestiaux vers quelque inéluctable destin de bestiaux contre lequel ils élevaient sous forme de grossièretés et de chants obscènes une ultime et impuissante protestation.

__________

Quand tout fut fini, ils se tinrent debout, alignés à la tête de leurs montures dans la boue de mâchefer piétinée, commençant peu à peu à sentir la sueur en train de refroidir sur leurs épaules et dans leur dos. Avec les visières de leurs casques luisant faiblement sous la pluie qui continuait à tomber, leurs visages invisibles, leurs obscures silhouettes engoncées dans leurs longs manteaux et leurs éperons où s’accrochaient de faibles reflets, ils ressemblaient à des sortes d’oiseaux aux plumages détrempés, pourvus de becs et d’ergots de fer, qu’on aurait plantés là, espacés régulièrement comme sur un jeu d’échecs auprès de leurs bêtes apocalyptiques aux longs cous pendants, comme accablées sous le poids de la pluie qui collait peu à peu les poils en tâches sombres s’agrandissant lentement de part et d’autre des crinières tondues et sur les croupes. De temps à autre, la lumière d’un fanal révélait les petits cercles d’argent qui semblaient éclore, disparaissaient et se reformaient sans fin à la surface des flaques d’eau noire.

__________

Cela se produisit tout à coup, à partir du moment où il se trouva de nouveau monté sur ce cheval (celui dont le cavalier furibond lui avait tendu les rênes), comme si cette pellicule visqueuse et tiède qu’il avait essayé d’enlever de son visage en l’aspergeant d’eau froide s’était aussitôt reformée, plus imperméable encore, le séparant du monde extérieur, de l’épaisseur d’un verre de vitre à peu près estima t-il, si tant est que l’on puisse estimer la fatigue, la crasse et le manque de sommeil par référence à une vitre.

__________

Il ne découvrit rien d’autre à leur suite que les deux estafettes pédalant paresseusement, décrivant des S pour se maintenir à la même allure que les chevaux au pas, comme deux cyclistes pris de boisson, titubant, ou plutôt comme somnolents eux aussi, comme si tout se déroulait au ralenti, de sorte que plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance, sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise, de ce que lui parvenait à travers cette cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il se trouvait, les coups de canon comme au ralenti eux aussi, sans hâte…

__________

L’une pas encore une vieille femme, encore jolie, et même belle, si la beauté est le contraire de la coquetterie et de la futilité, avec son visage régulier, droit, un peu carré…

__________

Rien d’autre, donc, que ces vagues récits (peut-être de seconde main, peut-être poétisant les faits, soit par pitié ou complaisance, pour flatter ou plutôt, dans la mesure du possible, conforter la veuve, soit encore que les témoins – ceux qui s’étaient trouvés là ou ceux qui avaient répété leurs récits – se soient abusés eux-mêmes, glorifiés, en obéissant à ce besoin de transcender les événements auxquels ils avaient plus ou moins directement participé : on a ainsi vu les auteurs d’actions d’éclat déformer les faits pourtant à leur avantage dans le seul but inconscient de les rendre conformes à des modèles préétablis)…

__________

Plus tard seulement : quand il fut à peu près redevenu un homme normal – c’est-à-dire un homme capable d’accorder (ou d’imaginer) quelque pouvoir à la parole, quelque intérêt pour les autres et lui-même à un récit, à essayer avec des mots de faire exister l’indicible...




READ DURING WEEK 29&30/07

Thursday, September 06, 2007

LA-FERME-DES-ANIMAUX


George Orwell
La ferme des animaux


Editions Champs Libre, 1981
Animals farm, 1945

______
__________

___________________________________________Extractions__________



L’homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches entre eux, mais ne leur donne ne retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus.

__________



Les cochons eurent encore plus de mal à réfuter les mensonges colportés par Moïse, le corbeau apprivoisé, qui était le chouchou de Mr. Jones. Moïse, un rapporteur, et même un véritable espion, avait la langue bien pendue. A l’en croire, il existait un pays mystérieux, dit Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux vivaient après la mort. D’après Moïse, la Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un peu au-delà des nuages. C’était tous les jours dimanche, dans ce séjour. Le trèfle y poussait à longueur d’année, le sucre en morceaux abondait aux haies des champs. Les animaux haïssaient Moïse à cause de ses sornettes et parce qu’il n’avait pas à trimer comme eux, mais malgré tout certains se prirent à croire à l’existence de cette Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent beaucoup de mal à les en dissuader..

__________



Toute l’année, les animaux trimèrent comme des esclaves, mais leur travail les rendait heureux. Ils ne rechignaient ni à la peine ni au sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu’ils se donnaient, eux-mêmes recueilleraient les fruits, ou a défaut leur descendance – et non une bande d’humains désoeuvrés, tirant les marrons du feu.

__________



TOUS LES ANIMAUX
SONT EGAUX
MAIS CERTAINS SONT PLUS EGAUX
QUE D’AUTRES








READ DURING WEEK 21/07

Thursday, August 23, 2007

MORT-A-CREDIT


Louis-Ferdinand Céline
Mort à crédit

Editions Gallimard, 1952
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde.

__________

Elle savait Madame Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire… Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d’autre chose…

__________

C’est un métier pénible le nôtre, la consultation. Lui aussi le soir il est vanné. Presque tous les gens ils posent des questions lassantes. Ça sert à rien qu’on se dépêche, il faut leur répéter vingt fois tous les détails de l’ordonnance. Ils ont plaisir à faire causer, à ce qu’on s’épuise… Ils en feront rien des beaux conseils, rien du tout. Mais ils ont peur qu’on se donne pas de mal, pour être plus sûr ils insistent ; c’est des ventouses, des radios, des prises… qu’on les tripote de haut en bas… qu’on mesure tout… L’artérielle et puis la connerie…

__________

Que tu te passionnes… C’est pour ça que t’as des diplômes… Ah ! s’amuser avec sa mort tout pendant qu’il l’a fabrique, ça c’est tout l’Homme, Ferdinand !

__________

-Gustin que je lui ai fait comme ça, tu n’as pas toujours été aussi connard qu’aujourd’hui, abruti par les circonstances, le métier, la soif, les soumissions les plus funestes… Peux-tu encore, un petit moment, te rétablir en poésie ? faire un petit bond de cœur et de bite au récit d’une épopée, tragique certes, mais noble… étincelante !... Te crois-tu capable ?...

__________

Il a fini sous le piano… Les artérioles du myocarde quand elles éclatent une par une, c’est une harpe pas ordinaire… C’est malheureux qu’on revienne jamais d’une angine de poitrine. Y aurait de la sagesse et du génie pour tout le monde.

__________

Destinée ou pas, on en prend marre de vieillir, de voir changer les maisons, les numéros, les tramways et le gens de coiffure, autour de son existence. Robe courte ou bonnet fendu, pain rassis, navire à roulettes, tout à l’aviation, c’est du même ! On vous gaspille la sympathie. Je veux plus changer. J’aurais bien des choses à me plaindre mais je suis marié avec elles, je suis navrant et je m’adore autant que la Seine est pourrie.

__________

De me voir embrasser l’aïeule ça les excitait. J’étais pourtant bien écoeuré par ce seul baiser… Et puis d’avoir marché trop vite. Mais quand elle se mettait à causer ils étaient tous forcés de se taire. Ils ne savaient pas quoi lui répondre. Elle ne conversait la tante qu’à l’imparfait du subjonctif. C’étaient des modes périmées. Ça coupait la chique à tout le monde. Il était temps qu’elle décampe.

__________

Dans le noir, derrière la tante, derrière son fauteuil, y avait tout ce qui était fini, y avait mon grand père Léopold qui n’est jamais revenu des Indes, y avait la vierge Marie, y avait Monsieur de Bergerac, Félix Faure et Lustucru et l’imparfait du subjonctif. Voilà.

__________

Fallait se méfier du vol et de la casse, les rogatons c’est fragile. J’ai défiguré sans le faire exprès des tonnes de camelote. L’antique ça m’écoeure encore, c’est de ça pourtant qu’on bouffait. C’est triste les raclures du temps… c’est infect, c’est moche. On en vendait de gré ou de froce. Ça se faisait à l’abrutissement. On sonnait le chaland sous les cascades de bobards… les avantages incroyables… sans pitié aucune… fallait qu’il cède à l’argument… qu’il perde son bon sens… Il repassait la porte ébloui, avec la tasse Louis XIII en fouille, l’éventail ajouré bergère et minet dans un papier de soie. C’est étonnant ce qu’elles me répugnaient moi les grandes personnes qui emmenaient chez elles des trucs pareils…

__________

Avec sa femme, il venait nous voir au Jour de l’An. Tellement ils faisaient d’économies, ils mangeaient si mal, ils parlaient à personne, que le jour où ils sont crounis, on se souvenait plus d’eux dans le quartier. Ce fut la surprise. Ils ont fini francs-maçons, lui d’un cancer, elle d’abstinence. On l’a retrouvée sa femme, la blanche, aux Buttes-Chaumont.

__________

J’aimais pas moi, les questions. Je me renfrognais aussitôt… Avouer ça attire les malheurs.

__________

La peine en ce temps-là on en parlait pas. C’est en somme que beaucoup plus tard qu’on a commencé à se rendre compte que c’était chiant d’être travailleurs. On avait seulement des indices.

__________

Ça me plaît bien moi l’endroit du quai… l’espèce de foire et les gens vagues… c’est bien agréable une langue dont on ne comprend rien… c’est comme un brouillard aussi qui vadrouille dans les idées… C’est bon, y a pas vraiment meilleur… C’est admirable tant que les mots ne sortent pas du rêve…

__________

De mon côté, à la Coccinelle, je dois subir quotidiennement les attaques sournoises, perfides, raffinées dirai-je, d’une coterie de jeunes rédacteurs récemment entrés en fonctions… Nantis de haut diplômes universitaires (certains d’entre eux sont licenciés), très fort de leurs appuis au près du Directeur général, de leurs alliances mondaines et familiales nombreuses, de leur formation très ‘moderne’ (absence presque absolue de tout scrupule), ces jeunes ambitieux disposent sur les simples employés du rang, tels que moi-même, d’avantages écrasants… Nul doute qu’ils ne parviennent (et fort rapidement semble-t-il) non seulement à nous supplanter, mais à nous évincer radicalement de nos postes modestes !... Ce n’est plus, sans noircir aucunement les choses, qu’une simple question de mois ! Aucune illusion à cet égard !

__________

Ton père ne peut pas lui s’en rendre compte. Il ne voit pas les affaires comme moi de tout près, chaque jour… Heureusement, mon Dieu, merci ! C’est plus pour quelques cents francs mais pour des mille et milliers de francs qu’il nous faudrait de la camelote pour avoir un vrai choix moderne ! Où donc trouver une telle fortune ? Avec quel crédit, mon Dieu ? Tout ça n’est possible qu’aux grandes entreprises ! Aux boîtes colossales !... Nos petits magasins, tu vois, sont condamnés à disparaître !... Ça n’est plus qu’une question d’années… De mois peut-être !… Une lutte acharnée pour rien… Les grands bazars nous écrasent… Je vois venir cela depuis longtemps… Déjà du temps de Caroline… on avait de plus en plus de mal… ça n’est pas d’hier !... Les mortes-saisons s’éternisent… et chaque année davantage !...

__________

Courtial des Pereires, secrétaire, précurseur, propriétaire, animateur du « Génitron », avait toujours réponse à tout et jamais embarrassé, atermoyeur ou déconfit !... Son aplomb, sa compétence absolue, son irrésistible optimisme le rendaient invulnérable aux pires assauts des pires conneries… D’ailleurs, il ne supportait jamais les longues controverses…

__________

Tu restes, je le crains, pour toujours dans ta poubelle à raison ! Tant pis pour toi ! C’est toi le couillon Ferdinand ! le myope ! l’aveugle ! l’absurde ! le sourd ! le manchot ! la bûche !... C’est toi qui souilles tout mon désordre par tes réflexions si vicieuses… En l’Harmonie, Ferdinand, la seule joie du monde ! La seule délivrance ! La seule vérité ! L’Harmonie ! Trouver l’Harmonie ! Voilà… Cette boutique est en Har-mo-nie !... M’entends-tu ! Ferdinand ? comme un cerveau pas davantage ! En ordre ! Pouah ! En ordre ! Enlève-moi ce mot ! cette chose ! Habituez-vous à l’Harmonie ! et l’Harmonie vous retrouvera ! Et vous retrouverez tout ce que vous cherchez depuis si longtemps sur les routes du monde…

__________

Toi n’est-ce pas, qui te laisses vivre ! Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu t’en fous au maximum des conséquences universelles que peuvent avoir nos moindres actes, nos pensées les plus imprévues !... Tu t’en balances !... tu restes hermétique n’est-ce pas ? calfaté !... Bien sanglé au fond de ta substance… Tu ne communiques avec rien… Rie n’est-ce pas ? Manger ! Boire ! Dormir ! Là-haut bien peinardement… emmitouflé sur mon sofa !... Te voilà comblé… Bouffi de tous les bien-être… La terre poursuit… Comment ? Pourquoi ? Effrayant miracle ! son périple… extraordinairement mystérieux… vers un but immensément imprévisible… dans un ciel tout éblouissant de comètes… toutes inconnues… d’une giration sur une autre… et dont chaque seconde est l’aboutissant et d’ailleurs encore le prélude d’une éternité d’autres miracles… d’impénétrables prodiges, par milliers !... Ferdinand ! millions ! milliards de trillions d’années… Et toi ? que fais-tu là, au sein de cette voltige cosmologonique ? du grand effarement sidéral ? Hein ? tu bâfres ! Tu engloutis ! Tu ronfles ! Tu te marres !... Oui ! Salade ! Gruyère ! Sapience ! Navets ! Tout ! Tu t’ébroues dans ta propre fange ! Vautré ! Souillé ! Replet ! Dispos ! Tu ne demandes rien ! Tu passes à travers les étoiles… comme à travers les gouttes de mai !... Alors ! tu es admirable, Ferdinand ? Tu penses véritablement que cela peut durer toujours ?

__________

Il s’agissait de lutter, sans perdre une seconde, contre le péril naissant des fabrications « en série ». Des Pereires malgré son culte du progrès certain exécrait, depuis toujours, toute la production standard… Il s’en montra dès le début l’adversaire irréductible… Il en présageait l’inéluctable amoindrissement des personnalités humaines pas la mort de l’artisanat…

__________

Peut-être que je le reverrais plus jamais… qu’il était parti tout entier… qu’il était rentré corps et âme dans les histoires qu’on raconte… Ah c’est bien terrible quand même… on a beau être jeune quand on s’aperçoit pour le premier coup… comme on perd des gens sur la route… des potes qu’on reverra plus… plus jamais… qu’ils ont disparus comme des songes… que c’est terminé… évanoui… qu’on s’en ira soi-même se perdre aussi… un jour très loin encore… mais forcément… dans tout l’atroce torrent des choses, des gens… des jours… des formes qui passent… qui s’arrêtent jamais… Tous les connards, les pilons, tous les curieux, toute la frimande qui déambule sous les arcades, avec leurs lorgnons, leurs riflards et les petites clefs à la corde…

__________

Il est demeuré comme ça sur le pas de la porte… Il était pas décidé… Il regardait sous les galeries… Il a filé vers la gauche plut^t donc vers les « Emeutes »… S’il était parti sur la droite, c’était plutôt pour les « Vases » et son martinet… Dès que dans l’existence ça va un tout petit peu mieux, on ne pense plus qu’aux saloperies.

__________

Comme ça, en regardant au loin, on commençait à deviner la forme des autres boîtes… Et puis après le grand terrain vague… les hautes cheminées… la fabrique d’Arcueil… celle qui sentait fort la cannelle par-dessus la vigne et l’étang. On voyait maintenant les villas tout alentour… Et tous les calibres !... Les coloris peu à peu… comme une vrai bagarre… qu’elles s’attaqueraient dans les champs, en fantasia, toutes les mochetées !... Les rocailleuses, les raplaties, les arrogantes, les bancroches… Elles carambolent les mal finies !... les pâles ! les minces ! les fondantes… Celles qui vacillent après la charpente !... C’est un massacre en jaune, en brique, en mi-pisseux… Y en a pas une qui tient en l’air !... C’est tout du joujou dans la merde !...

__________

La ferme était bien délabrée… Ça c’était prévu dans les textes ! Le vieux qui la tenait en dernier il venait de mourir deux mois plus tôt et personne dans toute la famille n’avait voulu le remplacer… Personne ne voulait du terrain, ni du gourbi, ni même du hameau, semblait-il… On est entré dans d’autres masures un peu plus loin… On a frappé à toutes les portes… On a pénétré dans les granges… Y avait plus un signe de vie… Près de l’abreuvoir, à la fin, on a découvert quand même, dans le fond d’une espèce de soupente, deux vieux croquants si âgés qu’ils pouvaient plus quitter leur piaule… Ils étaient devenus presque aveugles… et sourds alors tout à fait… Ils se pissaient tout le temps l’un sur l’autre… Ça semblait leur seule distraction… On a essayé de leur causer… Ils savaient pas quoi nous répondre… Ils nous faisaient des signes qu’on s’en aille… qu’on les laisse tout à fait tranquilles… Ils avaient perdu l’habitude qu’un leur rende visite… On leur faisait peur.

__________

Aussitôt qu’une entreprise prend un petit peu d’envergure, elle se trouve « ipso facto » en butte à mille menées hostiles, sournoises, subtiles, inlassables… On peut pas dire le contraire ! La fatalité tragique pénètre dans ses fibres mêmes… vulnère doucement la trame, si intimement que, pour échapper au désastre, ne pas finir en carambouille, les plus astucieux capitaines, les conquérants les plus crâneurs ne peuvent et ne doivent compter, en définitive, que sur quelque étrange miracle…

__________

Ton père était encore malade… Il a manqué son bureau plusieurs fois de suite cet hiver… Ils avaient peur tous les deux que, cette fois-là, ça soye la bonne… qu’ils attendent plus Lempreinte et l’autre… qu’ils le révoquent… Mais ils l’ont repris en fin de compte… Par contre, ils ont défalqué intégralement ses jours d’absence ! Imagine ! Pour une maladie ! Pour une compagnie qui roule sur des cent millions ! qu’à des immeubles presque partout ! C’est pas une honte ?... C’est pas effroyable ?... D’abord tiens c’est bien exact… Plus qu’ils sont lourds plus qu’ils en veulent… C’est insatiable voilà tout ! C’est jamais assez !... Plus c’est l’opulence et tant plus c’est la charogne !... C’est terrible les compagnies !... Moi je vois bien dans mon petit truc… C’est des suceurs tous tant qu’ils sont !... des voraces ! des vrais pompe-moelle !... Ah C’est pas imaginable !... Parfaitement exact… Et puis c’est comme ça qu’on devient riche… Que comme ça !




READ DURING WEEK 22&23&24/07

Monday, June 11, 2007

LE-LOUP-DES-STEPPES

Hermann Hesse
Le Loup des Steppes

Calmann-Lévy, 2004
Der Steppenwolf, 1927
______
__________

___________________________________________Extractions__________


En l’espace d’un seconde, il exprimait avec l’éloquence le doute immense d’un penseur, d’un initié peut-être, qui ne croit plus à la dignité, au sens même de l’existence humaine. Ce regard disait : « Vois, nous sommes comme ces singes ! Vois, l’humanité est comme eux ! » Alors toute forme de notoriété, toute forme d’intelligence, toutes les conquêtes de l’esprit, tous les élans portant l’homme vers le sublime, la grandeur et l’éternité s’effondraient, n’étaient plus que simagrées !

__________

Un jour, alors que nous venions de parler de ce qu’il est convenu d’appeler la cruauté du Moyen Âge, il déclara : « En vérité, cette cruauté n’en est pas une. Un homme du Moyen Âge serait autrement horrifié par notre mode de vie contemporain qu’il trouverait féroce, effroyable et barbare ! Chaque époque, chaque culture, chaque coutume et chaque tradition a sa spécificité, ses propres aspects délicats ou rudes, séduisants ou atroces ; elle considère certaines souffrances comme naturelles, accepte de supporter avec patience certains maux. L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre..

__________

C’est étonnant tout ce qu’un homme peut ingurgiter ! Je lus un journal pendant dix bonnes minutes, laissant pénétrer en moi l’esprit d’un être irresponsable qui décortique de façon grossière les paroles des autres et les ressert ensuite, arrangées à sa manière, mais non digérées.

__________

La solitude est synonyme d’indépendance ; je l’avais souhaitée et atteinte au bout de longues années. Elle était glaciale, oh oui, mais elle était également paisible, merveilleusement paisible et immense, comme l’espace froid et paisible dans lequel gravitent les astres.

__________

Si l’on examine l’âme du Loup des steppes à la lumière de ce qui vient d’être dit, celui-ci apparaît comme un homme qui, par son haut degré d’individualisation, n’était aucunement destiné à faire partie des bourgeois. En effet, toute individualisation avancée se retourne contre le moi et tend à le détruire. Nous constatons également qu’il avait une forte propension à la sainteté, comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l’aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l’astre massif et maternel de la bourgeoisie ; tel était son assujettissement. La plupart des intellectuels, la majorité des artistes font également partie de cette catégorie de personnes. Seuls les plus forts d’entre eux s’élèvent au-dessus de l’atmosphère qui enveloppe le sol bourgeois et atteignent l’espace cosmique. Tous les autres se résignent ou font des compromis. Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort de l’approuver pour pouvoir continuer de vivre. Ces innombrables existences n’ont pas la force suffisante pour atteindre au tragique, mais subissent tout de même une adversité et une infortune considérables, dans l’enfer desquelles leurs talents s’épanouissent et deviennent féconds. Seuls les rares personnes qui s’arrachent à l’emprise bourgeoise trouvent le chemin de l’absolu et ont une fin admirable. Ce sont des êtres tragiques qui ne sont pas nombreux. Quant aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire, mais souverain : l’humour.

__________

En vérité, il n’est pas de moi, même le plus naïf, qui soit un. Celui-ci représente un monde extrêmement multiple, un petit ciel étoilé, un ensemble chaotique de formes, de degrés d’évolution et d’états, d’hérédités et de potentialités. Le fait que tout individu s’applique à considérer ce chaos comme une unité et à parler de son moi comme s’il s’agissait d’un phénomène simple, structuré, clairement délimité ; le fait que cette illusion s’installe aisément chez chacun (même chez les êtres les plus évolués) semble constituer une nécessité, un besoin aussi vital que de respirer ou de manger.

__________

Il était indéniable que ces ébranlements successifs m’avaient finalement tous apporté quelque chose de nouveau : un peu plus de liberté, d’esprit, de profondeur, mais aussi un sentiment croissant de solitude, d’incompréhension, de froideur. Du point de vue bourgeois, cette vie allant de bouleversement en bouleversement semblait être engagée dans un processus de déclin perpétuel qui m’éloignait de plus en plus de ce qui était normal, permis et sain. Au cours de toutes ces années, je perdis mon travail, ma famille, ma patrie ; je me retrouvai seul, en dehors de tout groupe social. Personne ne m’aimait, beaucoup me regardaient avec suspicion. J’étais dans une opposition permanente, âpre avec l’opinion et la morale publiques. Même si je continuais de vitre dans un cadre bourgeois, ma sensibilité et ma façon de penser faisaient de moi un étranger au sein de cet univers. La religion, la famille, la patrie, l’Etat avaient perdu toute valeur à mes yeux, je ne me sentais plus concerné par eux. Les fanfaronnades de la science, des corporations, des arts m’inspiraient du dégoût. Mes conceptions, mes goûts, toutes les idées qui m’avaient permis de briller à l’époque où j’étais un homme talentueux et apprécié gisaient là, abandonnés, n’inspirant aux gens que méfiance. Mes transformations si douloureuses m’avaient certes apporté quelque chose d’imperceptible et d’impalpable, mais j’avais dû le payer cher ; à chaque fois ma vie était devenue plus dure, plus difficile, plus solitaire, plus menacée. En vérité, je n’avais aucune raison de souhaiter poursuivre dans cette voie ; elle me conduisait dans ces contrées où l’air se faisait de plus en plus rare, où flottaient ces fumées dont parle Nietzsche dans son poème sur l’automne.

__________

On s’apercevrait peut-être très prochainement que, de même que nous pouvons entendre à Francfort ou à Zurich des concerts joués à Paris et à Berlin, nous baignons dans le flot permanent des images et des événements présents, immédiats. Mais ce n’était pas tout. On comprendrait également que l’ensemble des événements survenus depuis la nuit des temps sont enregistrés et présents de la même manière que le reste et qu’un jour, sans doute, nous entendrions parler le roi Salomon et Walter von der Vogelweide, avec ou sans fil de transmission, avec ou sans bruits parasites. Pour finir, je déclarai que, tout comme les débuts actuels de la radio, cela permettrait uniquement à l’humanité de fuir face à elle-même, face à ses buts ultimes, et de s’environner d’un réseau de plus en plus serré de distractions et d’occupations vaines.

__________

« Cela me semble si stupide d’utiliser ce terme de « bête féroce » ou de « fauve » ! On ne devrait pas parler ainsi des animaux. Certes, ils sont souvent effrayants, mais ils sont bien plus vrais que les hommes.
- Que signifie ce « vrais » ? Qu’entends-tu par là ?
- Eh bien, regarde donc un animal : un chat, un chien, un oiseau ou même un de ces grands animaux magnifiques qui peuplent les zoos : un puma ou une girafe ! Tu constateras forcément qu’ils sont tous vrais, que pas un d’entre eux n’est embarrassé ou ignore ce qu’il doit faire, comment il doit se comporter. Ils ne cherchent pas à te flatter, ils ne cherchent pas à t’impressionner. Pas de comédie. Il sont comme ils sont, à l’instar des pierres et des fleurs ou des étoiles dans le ciel ; comprends-tu cela ? »
Je comprenais.

__________

Les deux tiers de mes compatriotes lisent ce genre de journaux ; ils lisent chaque matin et chaque soir ce genre de propos. Chaque jour, on les travaille, on les exhorte, on excite leur haine, on fait d’eux des êtres insatisfaits et méchants. Le but et le terme de cette entreprise sont une fois de plus la guerre : celle qui approche, celle qui vient, et qui sera sans doute plus hideuse encore que la précédente. Tout cela est limpide et simple. Chaque homme pourrait le comprendre, pourrait aboutir à la même conclusion, s’il se donnait simplement la peine de réfléchir une heure. Mais personne n’en a la volonté ; personne ne veut éviter la prochaine guerre ; personne ne veut épargner à soi-même et à ses enfants le prochain massacre de millions d’hommes, si c’est au prix d’un tel effort. Réfléchir une heure ; rentrer en soi-même pendant un moment et se demander quelle part on prend personnellement au règne du désordre et de la méchanceté dans le monde, quel est le poids de notre responsabilité ; cela, vois-tu, personne n’en a envie !

__________

La vie, pensais-je, a forcément toujours raison au bout du compte ; si elle bafoue mes beaux rêves, c’est que ceux-ci étaient absurdes et injustifiés.

__________

Celui qui désire vivre aujourd’hui en se sentant pleinement heureux n’a pas le droit d’être comme toi ou moi. Celui qui réclame de la musique et non des mélodies de pacotille ; de la joie et non des plaisirs passagers ; de l’âme et non de l’argent ; un travail véritable et non une agitation perpétuelle ; des passions véritables et non des passe-temps amusants, n’est pas chez lui dans ce monde ravissant…

__________

Ce qu’on appelle dans les écoles ‘l’histoire universelle’ et que l’on est obligé d’apprendre par cœur, avec tous ces héros, ces génies, ces exploits et ces sentiments pleins de grandeur, n’est qu’un mensonge inventé par les maîtres, à des fins éducatives et pour occuper les enfants durant leur scolarité obligatoire. L’époque et le monde, l’argent et le pouvoir, appartiennent aux êtres médiocres et fades. Quant aux autres, aux être véritables, ils ne possèdent rien, si ce n’est la liberté de mourir. Il en fut ainsi de tout temps et il en sera ainsi pour toujours.

__________

Le fait qu’une mère m’ait mis au monde me rend fautif. Je suis condamné à vivre, astreint à faire partie d’un Etat, à être soldat, à tuer, à payer des impôts pour financer la fabrication d’armes. Aujourd’hui, en cet instant, cette culpabilité éternelle m’a obligé à tuer comme jadis, à l’époque de la guerre. Cette fois-ci, pourtant, je ne tue pas à contrecœur. Je me suis résigné à être coupable. Je n’ai rien contre la destruction de ce monde stupide et encombré ; je suis même heureux d’y participer et de sombrer avec lui.

__________

Il n’est pas bon que l’humanité fasse un usage excessif de son intellect, qu’elle tente grâce à la raison de mettre de l’ordre dans des domaines qui ne sont pas du tout accessibles à celle-ci. Cela donne naissance à des idéaux, tels que celui des Américains ou celui des bolcheviks. Tous deux sont extraordinairement raisonnables, mais en proposant une vision trop naïve de la vie, ils brutalisent et appauvrissent terriblement celle-ci. L’image de l’être humain qui représentait jadis un idéal élevé est en train de se transformer en cliché. Nous autres, les fous, nous lui redonnerons peut-être sa noblesse.

__________

Voilà ce qu’on appelle l’art de vivre, déclara-t-il sur un ton doctoral. Vous pourrez à l’avenir continuer à votre guise de modeler et d’animer, de complexifier et d’enrichir le jeu de votre existence ; il est entre vos mains. La folie, au sens élevé du terme, est le fondement de toute sagesse ; et de la même façon, la schizophrénie est le fondement de tout art, de toute création de l’imagination.




READ DURING WEEK 20/07

Sunday, June 03, 2007

UN-BALCON-EN-FORET


Julien Gracq
Un Balcon en forêt

Librairie José Corti, 1958
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Visiblement il prenait le déjeuner en patience, et Magnard plus que tout le reste. « Quant à nous, il ne perd rien, il nous note », se disait Grange un peu piqué, mais cette gêne que Varin faisait peser sur le déjeuner ne lui était pas désagréable : c’était comme la présence d’un curé à un repas de noces.

__________

Grange s’amusait parfois quelques instants à fermer les yeux, et à vérifier combien la guerre, même dans ses instants les plus endormis, alertait toujours plus intimement l’ouïe que la vue, par cette espèce de brinquebalement de herse géante promenée sur la terre remuée.

__________

Son esprit était ainsi fait qu’une idée logique l’ébranlait peu, mais que le pressentiment d’autrui y coulait presque sans résistance : ce qui chez Varin l’agaçait seulement attaquait maintenant ses nerfs de façon plus subtile : c’était comme une odeur de foudre dans l’air, la peur contagieuse des bêtes avant l’orage.

__________

Un sentiment bizarre l’envahissait chaque fois qu’il allumait sa cigarette dans ce sous-bois perdu : il lui semblait qu’il larguait ses attaches ; il entrait dans un monde racheté, lavé de l’homme, collé à son ciel d’étoiles de ce même soulèvement pâmé qu’ont les océans vides. « Il n’y a que moi au monde », se disait-il avec une allégresse qui l’emportait.

__________

Grange songeait parfois à cette horloge arrêtée qu’avait remise en route un tremblement de terre, mais qui ne sonnait plus les quarts : il avait toujours eu un goût pour ces mécanismes d’un sou ou d’un jour, délicats et absurdes, où le hasard un instant fait refleurir la nécessité.

__________

Qu’est-ce qu’on attend ici ? se disait-il, et ce même goût d’eau fade, tiédie, écoeurante, qu’il connaissait bien lui remontait à la bouche. Le monde lui paraissait soudain inexprimablement étranger, indifférent, séparé de lui par des lieues. Il lui semblait que tout ce qu’il avait sous les yeux se liquéfiait, s’absentait, évacuait cauteleusement son apparence encore intacte au fil de la rivière louche et huileuse, et désespérément, intarissable, s’en allait – s’en allait.

__________

Une idée bizarre se glissait dans l’esprit de Grange : il lui semblait qu’il marchait dans cette forêt insolite comme dans sa propre vie. Le monde s’était couché comme un jardin des Olives, fatigué de craindre et de pressentir, saoulé d’angoisse et de fatigue, mais le jour ne s’était pas éteint avec lui : restait cette lumière froide et limpide, luxueuse, qui survivait au souci des hommes et paraissait brûler pour elle seule – cette pupille déserte de nocturne qui s’entrouvrait avant l’heure et semblait vaguement regarder quelque part. Il faisait jour. C’était un étrange jour de limbes, lavé de crainte et du désir, une lumière chaste, pareille à celle qui éclaire sans la réchauffer une lune morte.

__________

Le théâtre de la guerre… songea Grange. Le mot n’est pas si mal trouvé. Ce qui l’étonnait, c’était cette enflure brutale, cette manière tonitruante, tintamarresque, de planter le décor, et puis soudain cet oubli, ce vide – comme d’un ivrogne qui cogne sur la table à la fendre en deux, puis cherche obscurément du fond de ses brumes à se rappeler à qui au juste il en avait.

__________

Il commença à s’éloigner derrière les arbres, d’un pas traînant – une masse empêtrée et pataude qui s’enfonçait peu à peu dans l’épaisseur du gaulis. De temps en temps, il s’arrêtait et se retournait, et Grange devinait qu’il jetait de son côté le regard panique du chien qui prend le large, se retourne, et s’affole tout à coup de ne s’entendre plus rappeler.




READ DURING WEEK 19/07

Tuesday, May 22, 2007

LE-FLEUVE-DE-FEU


François Mauriac
Le fleuve de feu

Bernard Grasset, 1923
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Evitons-nous jamais de subir l’empreinte d’un être qui nous aime avec quelque ardeur ? Plus fortement que ceux que nous aimâmes, ceux qui nous ont aimés nous marquent.

__________

Daniel Trasis n’était pas du monde. Jamais il n’avait subi ce dressage qui, dans un homme du monde, détruit les correspondances naturelles entre la pensée et la parole, entre les sentiments et les gestes.

__________

Il ne pensait à rien, écoutait son propre cœur et le moindre froissement de feuilles, retrouvait une sensation éprouvée autrefois pendant les parties de cache-cache – lorsque Marie Ransinangue le cherchait, passait tout près de lui et qu’il retenait son souffle. Dès ce temps-là, il savait faire silence, s’engourdir, jusqu’à n’être plus qu’une parcelle de l’être muet que les vents seuls émeuvent : nature, opium unique.

__________

« Malheur à ceux qui s’enorgueillissent de ne pas succomber à la tentation qu’ils ne subiront jamais ! » Elle aimait répéter cela, faisant retour sur elle-même, parce qu’elle haïssait la chair, et qu’elle redoutait d’en éprouver de l’orgueil.

__________

On ne sait pas tout ce que l’enfance en se retirant laisse en nous de débris. Ah ! faux sentiments, «mysticaillerie».




READ DURING WEEK 18/07

LA-PRESQU'ÎLE


Julien Gracq
La presqu'île

Librairie José Corti, 1970
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Non, ce qui engourdissait ces campagnes peuplées de mauvais rêves, ce n’était pas la griffe appesantie d’un fléau, c’était plutôt un retrait souffreteux, une espèce de veuvage triste ; l’homme avait commencé à assujettir ces étendues vagues, puis il s’était lassé d’y mordre, et maintenant même le goût de maintenir sa prise avait pourri ; il s’était fait partout un reflux, un repli chagrin.

__________

Sur le banc de bois qui s’accotait à la cloison, une vieillarde qui serrait sur sa poitrine un fichu noir était assise près d’un panier d’osier, la tête baissée ; il était difficile de penser qu’elle fût entrée là et qu’elle en sortît jamais : elle semblait plutôt attendre, dans la lumière oblique de la croisée, sur le fond des bruns poisseux d’atelier, un peintre qui cherchât le caractère.

__________

Il ramena son regard vers la route grise et déserte. L’été était loin. Les champs autour de lui étaient vides ; dans les flaques figées des ornières qui se coulaient çà et là entre les fougères, dans la fraîcheur pénétrante et immobile de l’air mouillé, il traînait quelque chose de la tristesse inoccupée des fins de dimanche ; de nouveau, il se sentit seul.

__________

Il s’était bien attendu à ne pas retrouver sa remise intacte, mais il éprouvait la pointe d’une piqûre qui pénétrait plus loin ; il sentait que ce qui le désappointait n’était pas que ces bâtisses fussent laides, mais qu’elles désaccordaient une laideur connue. « j’ai vieilli », pensa-t-il, amèrement.

__________

Le monde, toujours panique – toujours alerté, alertant – le monde comme quelqu’un derrière la fenêtre qui vous tourne le dos, qui regarde ailleurs, et dont on voit seulement la nuque obsédante qui, par instants, bouge.

__________

Le bruit de ses pas sur le pavé retentissait contre le pavé des façades ; au long de ces venelles coudées il lui semblait se promener dans une oreille de pierre.

__________

Braye-la-Forêt était à l’évidence un des ces villages accotés aux anciennes forêts royales que le goût parisien du plein air commençait à aménager et à coloniser : un ancien hameau de grande culture enserré dans l’anneau de solitude des villégiatures du dimanche.

__________

L’œil évoquait vaguement, plutôt qu’une maison habitée, ces Réserves ou ces Pavillons discrètement luxueux et un peu retirés qui respirent au large sous les arbres d’été pour une clientèle choisie auprès des champs de courses ou des golfs à la mode, et que l’hiver fait ressembler soudain – rouillés, délavés, déteints - à un paquebot échoué sous les branches d’un crique perdue.

__________

On eût dit que la maison se partageait en deux versants comme ces villas d’une côte sauvage qui font face aux vagues. Derrière la marée battante du large qui heurtait les murs et faisait grelotter les vitres, je percevais encore vivement dans mon dos au-delà du corridor la douceur soudaine de cloître des arrières de la maison, une nuit close et coite, une nuit ancienne qui semblait sortir des armoires avec leur parfum vieilli.

__________

Quand je reviens par la pensée à cette Toussaint noyée, rien ne me paraît plus essentiel que d’essayer de lui rendre exactement son éclairage ; il me semble toujours que rien n’eût pu se passer de même sans cette intimité menacée et fragile, cette atmosphère d’éclosion paisible, à la fois songeuse et funèbre, que lui faisait la lueur tremblante des bougies.

__________

Quand l’œil désoeuvré plonge d’un balcon la nuit, à travers la rue, dans une pièce éclairée dont on a oublié de clore les rideaux, on voit des silhouettes qui semblent flottées sur une eau lente se déplacer aussi incompréhensiblement que des pièces d’échecs dans l’aquarium de cet intérieur inconnu.




READ DURING WEEK 16&17/07

Thursday, May 10, 2007

UN-ADOLESCENT-D'AUTREFOIS


François Mauriac
Un adolescent d'autrefois

Flammarion, 1982
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Nous trinquâmes, le vieux et moi. Il me regardait du fond de ses quatre-vingts ans, sans ressentir aucune gêne de ce silence entre nous… Avec peut-être une nostalgie obscure ? Mais non, quel mot stupide « nostalgie » appliqué à ce vieux sanglier qui, en quatre-vingts ans, n’aura vécu qu’un seul jour, toujours le même, avec le fusil à portée de la main, avec sa bouteille de médoc à chaque repas, seul signe visible de sa fortune : aussi crasseux d’apparence, aussi ignare que le plus ignare et le plus crasseux des métayers dont il était la terreur. Pourtant ce fut bien une nostalgie que trahit ce qu’il me dit d’abord.

__________

Il y a cet échec, qui frappe moins avec les adversaires qu’avec les prétendus fidèles. Les ennemis, eux du moins, témoignent par leur haine que l’Eglise est encore capable de susciter une passion.

__________

Je me retrouvais dans cette ténèbre lactée d’un soir de lune, te que je suis toujours en ces heures-là, attentif au ruissellement de la Hure, à cette calme nuit murmurante, pareille à toutes les nuits, à cette même clarté qui baignera la pierre sous laquelle le corps que je fus finira par pourrir. Ce temps qui coule comme la Hure et la Hure est là toujours et sera là encore et continuera de couler… Et c’est à hurler d’horreur. Comment font les autres ? Ils n’ont pas l’air de savoir.

__________

En tout cas je savais mieux qu’eux ce qu’est la propriété. Qu’elle soit le vol, je m’en moquerais, mais elle est ce qui avilit, ce qui dégrade.

__________

…elle a toujours été persuadée que ce que j’appelle l’amour physique n’existe pas pour les êtres d’une certaine race dont nous sommes elle et moi, que c’est une invention des romanciers, qu’il est un devoir exigé de la femme par Dieu pour la propagation de l’espèce, et comme un remède à la bestialité des hommes ; elle ne m’a pas caché que c’est ce qui la déroute le plus dans la création. Je tombai d’accord avec elle que d’avoir si étroitement lié une âme capable de Dieu à un corps de chien, ouvrait devant l’esprit un abîme.

__________

Je me répétai : « Tu n’as aucune preuve ! Tu es victime de ce conteur arabe qui habite au-dedans de toi et qui invente indéfiniment des histoires, pour boucher les interstices ente les livres que tu lis, pour qu’un mur sans fissures te défende contre la vie. Mais cette fois, l’histoire que tu te racontes, c’est ta véritable histoire. Vraie ou inventée ? Quelle est la part de l’imaginaire ? A quel endroit précis recoupe-t-il le réel ? »

__________

Je regardai cette chambre qui était ma chambre et que rien ne marquait de mon signe en dehors des livres et des revues. C’était le papier marron qui avait toujours régné chez les miens : « Votre grand-mère adore le marron. » Aucun objet que de Saint-Sulpice : la pire des laideurs – celle que crée le manque de culture.

__________

Aujourd’hui j’avais vingt et un ans, personne n’avait de pouvoir sur moi. Je me dépouillerais de tout d’un seul coup. Les propriétés, je les arracherais de moi, je les laisserais à maman. Elle les aurait toutes à elle, mais elle en mourrait. Car sa folie, c’était l’héritage éternel, c’était la mort vaincue par l’héritage.

__________

Le vrai est que moi aussi, tout comme elle, je vous préfère Maltaverne, mais pour d’autres raisons que maman : ce ne sont pas les propriétés en tant que propriétés, ce n’est pas la possession au sens où elle l’entend ; je n’oserais l’avouer à personne qu’à Donzac. Je ne peux pas abandonner cette terre, ces arbres, ce ruisseau, ce ciel entre les cimes des pins, ces géants bien-aimés, cette odeur de résine et de marécage qui est pour moi (c’est fou !) l’odeur même de mon désespoir.

__________

Je connais, et Donzac connaît ce trait de ma nature, je ne sais s’il est très singulier ou s’il est commun a beaucoup d’hommes : quand je tiens à quelqu’un, ce besoin que j’ai de sa souffrance pour être rassuré.

__________

Oui, moi je suis humble, pour l’humilité je ne crains personne, je ne crois pas qu’aucun de mes gestes ait la moindre importance.

__________

Ce qu’elle seule pouvait me donner et qu’elle m’a donné, je ne l’oublierai jamais, si vieux que je vive. Mais comprends-moi, maman, moi aussi j’ai passé la ligne au-delà de laquelle il n’est plus question d’être heureux ; il s’agit de dominer la vie. Cette ligne, je l’aurai passée à vingt-deux ans, et toi, la soixantaine sonnée.




READ DURING WEEK 14&15/07

Wednesday, May 02, 2007

UN-BEAU-TENEBREUX

Julien Gracq
Un beau ténébreux

Librairie José Corti, 1945
______
__________

___________________________________________Extractions__________


Je me suis senti aujourd’hui singulièrement déprimé, tout isolé dans cette petite ville oisive où je ne connais personne et où je n’ai que faire, où j’ai échoué par désoeuvrement. Je comptais travailler ferme à cette étude sur Rimbaud, mais la littérature m’ennuie. Et il y a plus grave encore : je vieillis, et il me semble que j’ai imperceptiblement glissé du temps que l’on passe à vivre à celui que l’on passe à regarder la vie s’écouler.

__________

Les parfums : une des rares choses qui pour moi enrichissent la vie. L’incroyable timidité de notre civilisation devant les odeurs. Un parfum de grand couturier : à cela seul on peut mesurer l’amaigrissement de la sensualité moderne. Il faut toute l’épaisseur de la tradition catholique pour imposer encore sans scandale un arôme aussi corpulent, d’une présence aussi assurée que celui de l’encens.

__________

D’une certaine manière l’idée naquit, il me semble, en moi très tôt de cette inquiétude exaltée avec laquelle au milieu de nous nous le sentions ainsi bouger, vivre, qu’Allan « brûlait sa vie par les deux bouts ». Dans ses entretiens avec moi – ces entretiens si fraternels, si graves, de la cour du collège, un bras jeté autour des épaules, dont le souvenir décompose soudain la vie de l’homme mûr en je ne sais quelle grimace d’abominable futilité – revenait souvent en lui comme une obsession l’idée si étrange, si peu de son âge, que l’on peut épuiser la vie. Dans cette tragédie de l’époque enfantine, cette tragédie dont la catastrophe finale est seulement la vie, la vie courante, désenchantée, il devinait très clairement le dernier acte, - comme plus tard arrivé à l’âge d’homme il devait pardessus tout ressentir d’avance sa dernière péripétie : la mort.

__________

La différence essentielle lui paraissait consister en ceci : que tandis que Dante imaginait les cercles de son enfer descendant en rétrécissant sans cesse leurs spires, comme la cuvette du fourmilion, vers le puit final où « Satan pleure avec ses six yeux » - Hugo, par une singulière inversion de cette image, faisait cheminer vers le bas ses spirales en s’élargissant sans cesse dans la profondeur, jusqu’à lâcher l’imagination dans un maëlstrom, un vertige, une dissolution brusque et géante dans le noir.

__________

Il y a matière à d’amples réflexions dans le fait qu’un chef d’œuvre se reconnaît – entre autres choses, plus qu’autre chose – à certaines proportions, ou plutôt disproportions singulières, absolument à mon sens irréductibles à l’art extérieur et au demeurant bien sommaire de la composition. J’ai parfois l’impression, en feuilletant un livre aimé, de sentir au dessus de mon épaule l’auteur penché qui, comme dans les jeux de notre enfance, d’un certain clin d’œil dur m’indique que je « brûle » ou que je m’éloigne. Je suis convaincu que si je pouvais voir sous un vrai jour cette phrase, peut-être ce mot central, focal, qui m’échappe toujours et que pourtant me désignent, courant à travers la trame du style, certaines orbes grandioses et concentriques comme d’un milan qui plane au-dessus d’une vaste étendue de campagnes, - alors je sentirai changer ces pages dont le secret enseveli me bouleverse, et commencer le voyage sans retour de la révélation.

__________

Là pourtant serait peut-être le seul crime sans rachat : dans une vie gâchée, rognée, rongée par la paresse, la peur, le scrupule calculateur. L’anéantissement minutieux et quotidien des possibilités offertes. Et, pour en finir, cet étouffement, justifié par un moelleux système de scepticisme. Ce qui commence par « Je me hâtais de déplaire exprès, par crainte de déplaire naturellement » (Mauriac) continue par « Je me hâtais d’échouer exprès, par crainte d’échouer naturellement », et pourrait se terminer un jour par : « Je me hâtai de mourir exprès, par crainte de mourir naturellement » (une phrase d’excellent comique). Rien de plus propre peut-être à épuiser une vie qu’une telle combinaison de l’orgueil et de la lâcheté (« Cela finira mal »).

__________

Combien plus que les maisons abandonnées m’intriguent, m’égarent, quand elles sont vraiment le vêtement de pierre, la coquille façonnée, gauchie par l’habitude, de la vie de tous les jours, ces pièces à l’instant quittées, chaudes encore comme un manteau qu’on dépouille, et auxquelles un désordre maigre de papiers, de linges, je ne sais quel air d’attente hagarde, de geste suspendu, suffisent à prêter, par-dessus tout autre témoignage, une authenticité moins imitable encore que celle d’un visage.

__________

Lorsque le regard isole longuement, obstinément dans un détachement volontaire de tout le reste, un meuble, un portrait, un détail de tapisserie, il arrive parfois qu’à les voir tels qu’ils sont, dans leur allure à jamais singulière, tout ce qui d’eux-mêmes ressort enfin d’absolument irréductible à tout motif plausible, à toute sollicitation raisonnable, - jusqu’à soudain rendre invisible tout le reste – tout ce qui fait qu’ils sont, tout ce qui en eux tend à suggérer ce qu’ils pourraient aussi être, lorsqu’on se sent soudain incapable de se dire plus longtemps « ce n’est que cela » - alors on ressent parfois, dans de rares occasions, cette panique inconjurable que j’ai ressentie hier.

__________

Dans les meilleurs moments, je lui vois pour moi cette même douceur attentive, prévenante, qu’on voit aux malades graves pour ceux qui veillent à leur chevet : ils caressent sur autrui l’image de leur propre malheur.

__________

J’appelle deviner tout simplement le plus triomphant moment de la quête. La vérité est triste, comme vous le savez. Elle déçoit parce qu’elle restreint. Elle tient dans un poing fermé, puis dans le geste d’une main qui se délace et rejette. Elle est pauvre, elle démeuble et démunit. Mais à l’approche d’une vérité un peu haute, encore seulement pressentie, il se fait dans l’âme dilatée pour la recevoir un épanouissement amoureux, un calibrage de grande ampleur où s’indique la communion avec ce qu’elle désire recevoir en nourriture. C’est cette ascèse quasi mystique, cette équivalence pressentie, si précise et quasi miraculeuse, du désir et de sa pâture, ces approches un peu hautes de la Table que j’appelle deviner.

__________

Vous m’entendez mal, Allan, ou peut-être m’entendez-vous trop bien. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans l’énigme que je me propose. Tout est tellement dérisoire, inoffensif. Tout réside tellement dans les idées qu’on s’en fait, dans un certain pouvoir oblique de suggestion équivoque, dans la spéculation effrénée sur la faim qu’à l’homme d’inventer, de croire, de bâtir le compliqué, le pervers, le ténébreux. Mais c’est là ce qu’il y a d’angoissant, de tragique. C’est là que se noue le piège et que et que s’abrite l’assassin aux mains pures, aux mains, je ne crains pas de le dire, immaculées.

__________

Comme ce sol supporte mal la vie, l’expulse. Ici on a pu, on a dû être plus exigeant qu’ailleurs sur les raisons qu’on a d’y rester, s’interroger plus pertinemment sur ses vraies chances

__________

« J’ai lu quelque part que la mort était une société secrète. Le mot donne, n’est-ce pas, à réfléchir. Ce qui n’est qu’une fin, un pis-aller, et c’est peu dire, pour la plupart des êtres, ne peut-il devenir pour d’autres une vocation ? »

__________

Il y avait pour chacun d’eux, dans chacun de ces jours sans âge, frappés d’un condamnation si évidente, si irrévocablement les derniers, quelque chose d’une saveur libre et sauvage ; et chaque matin de ces jours si vacants – comme le sursis d’un condamné, comme le congé d’un écolier que prolonge au dernier moment par miracle un deuil, une maladie, - déraciné du temps semblait béer soudain sur des possibilités plus secrètes – comme si, distraits aussi bien des vacances banales que de l’enchaînement des tâches quotidiennes, ces jours leurs eussent parus soudain – démesurés, omineux, d’une plénitude presque suffocante, - les seuls vraiment gagnés sur la mort.




READ DURING WEEK 13/07