Thursday, March 29, 2007

SECHERESSE

J.G. Ballard
Sécheresse

Casterman, 1975
The Drought, 1965
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___________________________________________Extractions__________


"Oubliez l’eau. Catherine, je détesterais vous voir imaginer que je suis satisfait de moi, de toute chose. Si je me suis si bien préparé, c’est seulement parce que… - il chercha ses mots - …j’ai toujours estimé que la vie dans son ensemble était une sorte de terrain voué aux catastrophes"

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Ramson regarda l’avenue déserte. La plupart des maisons étaient vides, leurs fenêtres protégées par des planches et clouées, les piscines vidées de leur ultime réserve d’eau. Des files de voitures abandonnées étaient garées sous les platanes qui dépérissaient, et la route était jonchée de boîtes de conserves et de cartons que l’on avait laissés sur place. La poussière brillante comme du silex s’amoncelait contre les clôtures. Des feux de détritus se consumaient sans surveillance sur les pelouses grillées, leur fumée flottant mollement au-dessus des maisons.

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Il remarqua de nouveau la totale asymétrie de sa figure, la tempe gauche déformée qu’elle tentait de dissimuler par une boucle de cheveux. C’était comme si sa face portait déjà des blessures d’un accident de voiture effroyable qui se produirait quelque part dans l’avenir. Parfois, Ramson sentait que Judith était consciente de cet autre elle-même, et qu’elle traversait la vie avec la constante perspective de cet avenir menaçant.

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Quoique le révérend Johnstone et ses capitaines vissent ces visites d’un mauvais œil, ces randonnées à travers les dunes étaient fort utiles, car elles introduisaient dans ces vies stériles, pensait Ramson, ces éléments de hasard, cette conscience de la chance et du temps sans lesquels elles auraient bientôt perdu tout sentiment d’identité.





READ DURING WEEK 09&10/07

Wednesday, March 28, 2007

CE-QU'IL-RESTE


Pierre Sansot
Ce qu’il reste

2006, Editions Payot & Rivages
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___________________________________________Extractions__________


Les personnes bien intentionnées nous demandent de nous préparer à notre mort. Quelle extravagance : autant demander à un candidat de préparer un examen auquel de toute manière il ne se présentera pas puisque la pensée de la mort et l’expérience de la mort n’ont pas grand rapport.

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La partition de l’espace et du temps, elle apparaît dans les places de parking qu’il nous est possible d’occuper pour une durée déterminée tout comme un terrain de tennis qui nous est accordé pour une heure ou pour une heure de spectacle où nous avons le devoir de rire. Le reste n’a pas le droit d’exister puisque tout a été calculé à la juste mesure de nos besoins et quand il apparaît, des employés zélés le font disparaître de notre table à moins que dans un fast-food, nous ne l’engloutissions dans une poubelle disposée à cet usage. La rotation rapide, la mise hors service de l’inutile sont traquées.

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C’est pourquoi j’aimerais rapprocher ces deux conservatoires que sont les musées et les cimetières –lesquels ont une manière particulière de perpétuer notre mémoire. Le cimetière est par excellence une maison des songes. Nous y évoquons les ombres de nos chers disparus. Leurs traits s’estompent. Il nous faut par l’imagination leur donner un peu plus de couleur. Nous devons réinventer leur voix de moins en moins audible. Au contraire, dans un musée, les œuvres nous imposent impérieusement leur présence. Nous avons à les percevoir et non à les rêver. Elles ont le pouvoir de nous tirer de quelques pensées vagabondes, de quelques rêveries trop personnelles.

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Je ne décrie pas l’espèce humaine, je mets en cause son arrogance à l’égard des autres espèces.

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Certains hommes se refusent à entendre cette leçon. Ils admettent tout au plus qu’existe en nous une part bestiale qu’il convient de réprimer : elle serait à l’origine de nos actes de barbarie comme si l’homme n’était pas capable par lui-même de produire de l’inhumain.

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Tant que nous disposions de quelques références incontestables comme le Pouvoir, le Travail, il nous était possible de désigner les marginaux. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous : paysans, chercheurs, étudiants, chômeurs, vieux, petits commerçants ont le sentiment d’être largués et d’être tenus à l’écart d’un centre (de décisions) par ailleurs introuvable.

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Comme l’écrivait un physicien célèbre : « La multitude ordonnée des galaxies m’émeut mais j’admire tout autant l’esprit humain qui fut capable de les appréhender. »

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Ce n’est pas pour autant réduire à néant la part de l’homme car si l’on en croit mes analyses, il faut que de son côté, l’homme soit un être sensible, capable de s’émouvoir, de s’oublier, pour admirer l’altérité. Un philosophe a écrit en souriant que sans la musique, l’homme serait une erreur de la nature.

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J’entrais en amitié avec un Paris populaire, du côté de Belleville, du bas de Montmartre, un Paris proche de la poésie de Jacques Prévert où les filles sont souriantes, où le patron offre parfois une tournée et où la patronne cuisine des plats aux petits oignons. Employés, dactylos, ouvriers plaisantent entre eux sans faire d’histoires. Au-dehors, des foules déambulent pacifiquement, se rassemblent, se dispersent, se disjoignent.

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Non plus la blancheur livide des glaces éternelles, mais le rien de l’existence, la pauvreté de notre misérable moi. Non plus l’aridité de certaines terres incertaines mais celle de paroles difficiles à entendre ou de psalmodies répétitives. Dans les deux expériences, nous nous murerons dans l’ineffable, incapables de dire correctement ce que nous avons traversé ici ou là, désireux de ne pas retourner aussi vite à l’existence quotidienne et à ses sunlights dérisoires.





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Friday, March 23, 2007

HOLLYWOOD-BLUES

Kim Newman



Hollywood blues
Editions Gallimard, Folio SF, 2006
Night Mayor, 1989






Extractions


Je dus y regarder à deux fois avant de remarquer l’automatique calé, comme un jouet d’enfant, dans son poing gigantesque. Il n’avait pas de réplique, mais le flingue disait « monte dans la bagnole » dans quinze langues différentes.

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J’imagine que j’avais de la chance. C’était une entraîneuse, pas un flic. Logique. Les statistiques prouvent qu’il y a plus de femmes dans le monde que n’importe quoi d’autre, à l’exception des insectes. Je fis pivoter le tabouret vers elle. C’était une blonde en robe noire, avec un petit chapeau et un voile. La robe se resserrait là où il fallait et brillait là où elle n’aurait pas dû. Je me dis qu’elle allait me demander de l’argent.

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Je serrai les poings dans mes poches. Il était plus costaud que moi, moins fatigué et accompagné par les fils illégitimes de King Kong. J’allais me faire réduire en purée. Encore une fois. Ça devenait lassant.

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Elle s’imagina une vie entière passée dans un de ses propres Rêves : chaque ligne de dialogue des personnages serait familière et elle saurait ce qui l’attendait à chaque coin de rue. Quelle que soit la taille de l’univers qu’il avait créé, Daine resterait toujours enfermé dans un monde limité par son imagination. Il était sans doute déjà trop atteint pour se rendre compte qu’il n’avait fait que passer d’une boîte à une autre, plus petite.

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Un grand portrait peint, plutôt mal, d’ailleurs, du maire Donlevy était accroché derrière le bureau. Il paraissait sournois ; le peintre n’avait pas dissimulé le renflement qui, sous sa veste, bosselait son écharpe de maire. Il s’agissait soit d’une arme de poing, soit d’une liasse de billets provenant d’un pot-de-vin. Le maire avait la réputation d’être l’homme politique le plus haut placé que l’on puisse acheter.

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Le public était debout à présent. Tous nous insultaient et essayaient de nous frapper. Deux personnes avaient sorti des torches de nulle part et les brandissaient avec le zèle d’un groupe de paysans transylvaniens soûls fondant sur le château de Frankenstein pendant un orage électrique. Des vois rauques nous promettaient de déplaisantes façons de mourir.



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LE-PASSAGE-DE-LA-NUIT

Haruki Murakami



Le passage de la nuit, "After dark", 2004
Belfond, 2007




Extractions


Nous sommes dans un restaurant Denny’s. Eclairage banal, efficace néanmoins ; décoration inexpressive et vaisselle neutre ; plan des sols calculé méticuleusement, jusque dans les moindres détails, par des pros en techniques organisationnelles ; musique d’ambiance inoffensive ; employés formés à appliquer fidèlement les procédures décrites dans le manuel.
« Bonsoir. Bienvenue chez Denny’s. »
Dans ces restaurants-là, les gens et les choses sont anonymes, interchangeables. L’établissement est presque plein.


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Entre un homme d’âge moyen, plutôt petit, à la tenue soignée. Il s’assoit à l’extrémité du comptoir, commande un cocktail et parle avec le barman à mi-voix. Sans doute un habitué. Sa place. Sa boisson. Un de ceux dont on ne sait rien, qui peuplent la ville, la nuit.


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« Une fois qu’on commence à penser de cette façon, plein de choses nous paraissent différentes. Le tribunal, en tant que système, s’est mis à ressembler à mes yeux à un être vivant très étrange.
- Un être vivant très étrange ?
- Eh bien, mettons, un poulpe, pour te donner un exemple… Un poulpe géant qui vit dans les profondeurs sous-marines. Qui possède une énergie vitale intense. Qui se déplace dans la mer obscure en faisant onduler ses nombreux tentacules.
[…]
« Je n’ai pas d’explication. Pourquoi je me sentais aussi désemparé qu’on ait condamné ce type à mort ? Tu sais, il était irrécupérable. Entre lui et moi, il n’y avait aucun point commun, aucun lien. Mais alors, pourquoi mes sentiments ont-ils été aussi intenses ? »
La question posée reste là, en suspens, au moins trente secondes. Mari attend la suite de l’histoire.
Takahashi reprend : « Je veux dire, je crois, que lorsqu’un homme seul, quel qu’il soit et quelles qu’en soient les raisons, se fait capturer par ce poulpe géant et aspirer dans les ténèbres, le spectacle est insupportable. »


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Ils avaient rompu depuis longtemps, mais ils ne pouvaient quand même pas abandonner un enfant de sept ans. Une tante venait un jour sur deux, un peu à contrecoeur. Les voisins aussi s’occupaient de moi à tour de rôle. Ils faisaient la lessive. Ils m’apportaient des courses, à manger. A cette époque, on habitait dans un quartier populaire, et c’était sans doute bien. Dans ce coin-là, le voisinage n’était pas un mot vide de sens.


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- A mon avis, quand tu trouveras quelqu’un de bien, t’auras nettement plus confiance en toi qu’aujourd’hui. Fais pas les choses à moitié, je te le dis. Dans la vie, tu vois, il y a des choses qu’on ne peut faire qu’à deux, et d’autres qu’on ne fait que seul. Ce qui est important, c’est de bien réussir la combinaison.


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« Moi, je crois que l’être humain, son carburant dans la vie, c’est la mémoire. Et cette mémoire qu’elle garde des choses importantes de la réalité ou non, c’est pareil, puisqu’elle sert juste à maintenir les fonctions vitales. C’est que du carburant, voilà. Que ce soit des pubs dans des journaux, des livres de philo, des magasines de cul, ou une grosse liasse de billets de 10.000 yens, quand tu mets tout ça au feu, c’est que du papier. Le feu, il brûle pas en pensant : «Oh, ça, c’est du Kant ! » Ou : « Tiens, c’est l’édition du soir du Yomiuri ! » Ou encore : « celle-là, elle a de beaux nichons ! » Pour le feu, c’est que des bouts de papier. Là, pareil : les souvenirs importants, ceux qui le sont moins, ou ceux qui n’ont aucun intérêt, ils deviennent tous, sans distinction, du carburant. »






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Monday, March 19, 2007

NOS-ANIMAUX-PREFERES

Antoine Volodine



Nos animaux préférés [ Entrevoûtes ]
Seuil, Fiction & Cie, 2006





Extractions




L’amertume nihiliste et un ton goguenard caractérisent la Shagga des sept reines sirènes. On sent la volonté de ses auteurs de décrire le chaos historique et ses soubresauts comme une sorte de carnaval où plus grand-chose n’a d’importance : plus aucune lutte n’aboutit, le destin de chacun est de meurtrir ou d’être tué, tandis qu’alentour prospère une pagaille sanglante. L’autodérision rôde à travers les lignes, scellée par une dévalorisation systématique de ceux qui parlent ou qui agissent. Et, finalement, sous la faconde ironique se cache à grand-peine un cri, douloureux, désabusé et sans avenir.

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Le temps s’allongea. Comme toujours quand madame la gauche mort hante les parages, minutes et heures ont tendance à se confondre. Elles se confondirent.

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Même si on ne te dit rien pendant mille neuf cents ans, tu te dresseras hors de la flaque et tu essaieras d’imaginer ce qui se déroulait avant le présent, tu essaieras d’imaginer que jadis tu possédais une relation personnelle aux choses. Tu émergeras longtemps après l’aube, mais encore dans l’ère géologique du petit jour, et tu seras lasse, misérablement oblique et lasse. Pour toi ce matin-là on aura éclairé le ciel avec des pierres, pour toi seule on aura déblayé les gravières de leur obscurité, afin qu’au moins soit visible l’empreinte de ton évasion : ainsi ta mémoire ne sera pas totalement vide. Rien ne témoignera ailleurs et autrement de ton existence, nulle voix ne commentera ton amnésie, ta solitude, ton éternité et ton mutisme.

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Quand tu seras couché à une place enfin appropriée, sur un champ d’ordures et plus becqueté d’oiseaux que dé à coudre, il t’arrivera encore, disons une ou deux fois par jour, d’avoir l’illusion de la conscience, et, chaque fois que tu ouvriras les paupières, les oiseaux surpris par ce bruit inattendu s’envoleront de gauche à droite, toujours dans le même sens qui s’explique peut-être par autre chose qui nous échappe et qui nous échappera toujours ; ils s’envoleront à l’intérieur de ton silence, comme désireux de provoquer avec leurs ailes un vacarme plus assourdissant et plus riche que celui qu’auront fait naître tes membranes.

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Il y eut un temps où sur les surfaces de brique la peinture blanche servait à construire une histoire et à appeler à l’aide ou à la révolte, il y eut un temps où des hommes et des femmes niaient l’idée de la défaite, il y eut un temps où même les animaux savaient établir la différence entre l’envers et l’endroit du décor.

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- Qui t’a dit ça ?
- Avant d’être nommé aux registres, j’ai reçu une formation, dit l’humain. On était deux, plus la prof. C’est elle qui racontait ça. Elle nous faisait une description de l’était du monde. Elle prétendait que les générations futures auraient du mal à s’adapter.
- Les lacs immenses de bitume, c’est des conneries, assura Wong. J’ai tellement erré dans tous les coins que j’en aurais vus, si ça existait. Et les générations futures, c’est des conneries aussi. On n’aura pas de successeurs, on va s’arrêter là.
- Tu crois ?
- J’ai l’impression, dit Wong. A la rigueur, les araignées prendront la relève. Je leur souhaite bien du plaisir.



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Thursday, March 15, 2007

LE-JEU-DES-PERLES-DE-VERRE

Hermann Hesse


Le jeu des perles de verre
Calmann-Lévy, 1955


Titre original: Das glasperlenspiel




Extractions





…l’essentiel d’une personnalité semblait résider, serait-on tenté de dire, dans son excentricité, son anomalie, dans son caractère exceptionnel, souvent même presque pathologique, alors que, de nos jours, nous ne parlons jamais de personnalités marquantes que si nous nous trouvons en présence d’êtres qui ont réussi à dépasser le stade de l’originalité et de la singularité, pour s’intégrer aussi parfaitement que possible dans l’ordre général et servir avec le maximum de perfection une cause supérieure à leur personne.


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Le développement de la vie spirituelle semble avoir été dominé en Europe, depuis la fin du moyen âge, par deux grandes tendances : la volonté de libérer la pensée et la foi de toute espèce d’influence autoritaire, la lutte par conséquent de la raison, qui se sentait souveraine et d’âge majeur, contre la domination de l’Eglise romaine et – d’autre part – la recherche secrète mais passionnée de quelque chose qui légitimât cette liberté, d’une nouvelle autorité qui émanât d’elle-même et lui fut adéquate.

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« Quand le monde est en paix, que toutes choses sont en repos et suivent leurs supérieures dans leurs métamorphoses, il est possible de bien faire de la musique. Quand les désirs et les passions ne sont pas engagés sur des voies fausses, il est possible de perfectionner la musique. La musique parfaite a une cause. Elle naît de l’équilibre. L’équilibre naît de la justesse, et la justesse du sens du monde. Aussi ne peut-on parler musique qu’avec des gens qui ont compris le sens du monde ».

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Telle une jeune plante qui, jusqu’alors, s’est développée tranquillement, avec hésitation et qui se met soudain à respirer et à croître plus vigoureusement, comme si en un instant miraculeux la loi de sa forme s’était révélée à sa conscience, comme si, au fond d’elle-même, elle aspirait désormais à son accomplissement, cet enfant commença, quand la main du magicien l’eut touché, à rassembler et à tendre ses forces, vite, avidement ; il se sentit transformé, il se sentit grandir, il sentit entre lui et le monde des oppositions et des harmonies nouvelles.

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Il faisait humide dans la campagne, mais la neige avait disparu. Le long des filets d’eau, la terre verdoyait déjà ferme. Dans les buissons sans feuilles, des bourgeons et les premiers chatons qui venaient d’éclore donnaient déjà un semblant de coloration, et l’air était plein de parfum, d’un parfum chargé de vie et de contradictions : cela sentait la terre humide, les feuilles en train de pourrir et les germes nouveaux.

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Mais cette association, cette flambée, chaque fois, de deux impressions sensibles, quand je pense à l’annonce du printemps, est une affaire personnelle. Certes, elle est communicable sous la forme où je vous l’ai racontée ici. Mais elle n’est pas transmissible. Je peux vous faire comprendre mes associations d’idées, mais je ne puis faire en sorte que, ne fût-ce que chez un seul d’entre vous, elles deviennent également un signe valable, un mécanisme qui réagisse infailliblement à l’appel et qui se déroule toujours exactement de la même manière.

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Pour être bon à tout et à la hauteur de toutes les tâches, il ne faut certes pas manquer de force d’âme, ni de dynamisme et de chaleur, mais en regorger. Ce que tu nommes passion, ce n’est pas une force de l’âme, ce sont les frictions entre l’âme et le monde extérieur

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Il ne faut pas non plus avoir le moins du monde la nostalgie d’un enseignement parfait, mon ami ; c’est à te parfaire toi-même que tu dois tendre. La divinité est en toi, elle n’est pas dans les idées ni dans les livres. La vérité se vit, elle ne s’enseigne pas ex cathedra.

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Le Jeu était un problème vital, il avait été jusqu’alors le grand problème essentiel de sa vie, et il n’était nullement disposé à laisser de bienveillants pasteurs d’âmes alléger pour lui ce conflit ou le traiter en bagatelle, avec un sourire professoral aimablement évasif.

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Un jour, Valet avoua à son professeur qu’il souhaitait parvenir à être en mesure d’incorporer le système du Yi-King au Jeu des Perles de Verre. Le Frère Ainé se mit à rire. « Essaie donc, s’écria-t-il, tu verras bien. Introduire dans le monde une jolie petite plantation de bambous, c’est encore possible. Mais il me paraît douteux que le planteur réussisse à introduire le monde dans son bois de bambous. »

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Partout, chez les premiers écrivains chinois, il rencontrait l’éloge de la musique, célébrée comme l’une des sources profondes de toute espèce d’ordre, de moralité, de beauté et de santé ; cette haute idée morale de la musique lui avait de tout temps été inculquée par le Maître de la Musique, qui pouvait presque passer pour en être l’incarnation.



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L’homme qui a dit, en l’un des jours les plus éclatants de sa vie, à la fin de son premier Jeu solennel, après une manifestation exceptionnellement réussie et impressionnante de l’esprit castalien : « Il déplaît de songer que Castalie et le Jeu des Perles de Verre disparaîtront un jour, et pourtant il faut y penser », cet homme a de bonne heure, bien avant d’avoir été initié à l’histoire, possédé un sens de l’univers qui lui rendait familiers la précarité de tout résultat et le caractère problématique de toute création de l’esprit humain.


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C’était un passe-temps, comme d’autres philosophies, et il ne voyait pas de mal à ce qu’on y prît plaisir. Mais la chose elle-même, l’objet de ce passe-temps, l’histoire en un mot, était quelque chose de si laid, de si banal et de si diabolique à la fois, de se ignoble et de si ennuyeux, qu’il ne comprenait pas qu’on pût s’y attacher. Son contenu ne se bornait-il pas à l’égoïsme humain et à cette lutte pour le pouvoir, éternellement pareille, qui éternellement se surestimait et se glorifiait elle-même, à ce combat pour une puissance matérielle, brutale, bestiale, pour une chose, par conséquent, que le monde des représentations d’un Castalien ne connaissait pas ou qui n’y avait pas la moindre valeur ?



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« Je ne sais pas si ma vie a été inutile, si elle n’a été qu’un contresens ou si elle a une signification. Si elle devait en avoir une, ce serait sans doute celle-ci : un individu, un homme de notre temps, en chair et en os, a eu l’occasion de reconnaître et d’éprouver de la manière la plus nette et la plus douloureuse à quel point Castalie s’est éloignée de sa mère-patrie ou, si l’on veut, l’inverse : à quel point notre pays est devenu étranger et infidèle à la plus noble de ses provinces et à son esprit, à quel point chez nous le corps et l’âme, l’idéal et la réalité divergent, à quel point ils s’ignorent et veulent s’ignorer. Si j’ai eu dans ma vie une tâche et un idéal, ce fut de réaliser dans ma personne une synthèse de ces deux principes, de servir entre eux d’intermédiaire, d’interprète et de conciliateur. J’ai essayé et j’ai échoué.

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Les règles que j’avais apprises chez vous […] paraissaient me fortifier et me protéger, me garder en belle humeur et en bonne santé et me confirmer dans mon intention de passer mes années d’études tout seul, dans l’indépendance, selon le meilleur style castalien, en n’obéissant qu’à ma soif de savoir et en ne me laissant pas imposer un programme d’études dont le seul objectif était, dans un minimum de temps, de spécialiser le plus possible l’étudiant dans une profession lucrative, en tuant en lui toute prescience de liberté et d’universalité.

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Atteindre à cette sérénité, c’est pour moi, c’est pour beaucoup d’hommes le but suprême et le plus noble. Tu la trouveras aussi chez quelques pères de la Direction de l’Ordre. Cette sérénité n’est faite ni de badinage, ni de narcissisme, elle est connaissance suprême et amour, affirmation de toute réalité, attention en éveil au bord des grands fonds et de tous les abîmes ; c’est une vertu des saints et des chevaliers, elle est indestructible et ne fait que croître avec l’âge et l’approche de la mort. Elle est le secret de la beauté et la véritable substance de tout art. Le poète qui célèbre, dans la danse de ses vers, les magnificences et les terreurs de la vie, le musicien qui leur donne les accents d’une pure présence, nous apportent la lumière ; ils augmentent la joie et la clarté sur terre, même s’ils nous font d’abord passer par des larmes et des émotions douloureuses.

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Il s’assit et joua délicatement, très bas, une phrase de cette sonate de Purcell qui était l’un des morceaux favoris du père Jacobus. Comme des gouttes de lumière dorée, les sons filtraient dans le silence, si bas qu’on entendait encore dans leurs intervalles chanter la vieille fontaine qui coulait dans la cour. Tendres et sévères, austères et douces, les voix de cette musique gracieuse se rencontraient et se croisaient ; elles dansaient, vaillantes et sereines, leur ronde intime à travers le néant du temps et de la précarité ; éphémères, elles donnaient à l’espace et à cette heure nocturne l’ampleur et la grandeur de l’univers et, quand joseph prit congé de son hôte, le visage de celui-ci avait changé : il s’était éclairé, et en même temps il y avait des larmes dans ses yeux.


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L’ameublement de chaque pièce y était fonction de ses dimensions, dans chacune d’elles régnait une agréable harmonie en deux ou trois couleurs, ponctuée çà et là d’une œuvre d’art de prix. Valet y laissa errer ses regards avec satisfaction, mais ce plaisir des yeux lui parut à la fin un rien trop beau, trop parfait, trop bien calculé ; il y manquait une devenir, une histoire, un renouvellement, et il sentait que même cette beauté des pièces et des objets revêtait le sens d’un exorcisme, d’un geste de défense, et que ces salles, ces tableaux, ces vases et ces fleurs encadraient et accompagnaient une vie qui aspirait à l’harmonie et à la beauté, sans réussir justement à y atteindre autrement qu’en gardant le diapason de ce décor.


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Nous sommes sur le déclin ; il se prolongera peut-être encore très longtemps, mais en tout cas il ne peut plus nous être réservé rien de plus grand, de plus beau et de plus désirable que ce que nous avons déjà possédé ; nous descendons la pente. Historiquement, nous sommes, je crois, mûrs pour la régression, et elle surviendra sans aucun doute, non pas demain, mais après-demain. Qu’on aille pas croire que c’est un diagnostic par trop moral de nos réalisations et de nos capacités qui me conduit à cette conclusion : je la déduits bien davantage encore des mouvements que je vois se préparer dans el monde extérieur. Nous approchons d’une époque critique ; partout on en sent les prémices, le monde s’apprête une fois de plus à déplacer son centre de gravité. Il se prépare des changements de pouvoir, ils ne s’effectueront pas sans guerre ni sans violence, et ce n’est pas seulement une menace pour la paix, mais une menace pour la vie et la liberté qui s’annonce du fond de l’Orient.


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« Des périodes de terreur et de très profonde misère peuvent survenir. Mais s’il doit y avoir encore un bonheur dans la misère, ce ne peut être qu’un bonheur de l’esprit, orienté, dans le passé, vers le sauvetage de la culture des époques antérieures, et, pour l’avenir, vers l’affirmation sereine et persévérante de l’esprit, dans une ère qui sans cela risquerait d’être entièrement vouée à la matière. »


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Ainsi il avait marché en rond, à moins que ce ne fût en ellipse, ou en spirale. En tout cas il n’était pas allé tout droit, car la ligne droite paraissait n’exister qu’en géométrie et être étrangère à la nature de la vie.


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L’enjeu de l’ « éveil », c’était, semblait-il, non la vérité et la connaissance, mais la réalité, le fait de la vivre et de l’affronter. L’éveil ne vous faisait pas pénétrer plus près du noyau des choses, plus près de la vérité. Ce qu’on saisissait, ce qu’on accomplissait ou qu’on subissait dans cette opération, ce n’était que la prise de position du moi vis-à-vis de l’était momentané des choses. On ne découvrait pas des lois, mais des décisions, on ne pénétrait pas dans le cœur du monde, mais dans le cœur de sa propre personne. C’était aussi pour cela que ce qu’on connaissait é »tait si peu communicable, si singulièrement rebelle à la parole et à la formulation. Il semblait qu’exprimer ces régions de la vie ne fît pas partie des objectifs du langage.


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Vous être trop imbu de votre propre personne ou vous en êtes trop dépendant, et ce n’est nullement le fait d’une grande personnalité. Un individu peut-être une étoile de première grandeur par ses talents, la puissance de sa volonté, par sa persévérance, mais être si bien centré qu’il épouse les vibrations du système auquel il appartient, sans frictions et sans gaspillage d’énergie. Un autre aura les mêmes dons éminents, peut-être de plus beaux encore, mais son axe ne passera pas exactement par son centre, et il gaspillera la moitié de sa force en mouvements excentriques qui l’affaibliront et troubleront le monde qui l’environne.


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Il s’était aussi rendu compte que des formules traditionnelles – ou librement inventées – de sortilèges et d’exorcismes sont bien plus volontiers acceptées par des malades ou des malheureux qu’un conseil sensé, que l’homme aime mieux supporter des maux et une apparence d’expiation que d’amender ou simplement d’examiner son être intime, qu’il croit plus facilement à la magie qu’à la raison, à des formules qu’à l’expérience : toutes choses qui, durant les quelques milliers d’années qui suivirent, n’ont sans doute pas autant changé que bien des livres d’histoire le prétendent.


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Car, il le sentait, le yoghin avait plongé à travers la surface de ce monde, à travers ce monde tout en surface, jusqu’au fond de ce qui est, jusqu’au mystère de toutes choses, il avait rompu et dépouillé le filet magique des sens, les jeux de la lumière, des bruits, des couleurs, des sensations et demeurait solidement enraciné dans l’essentiel et le permanent.


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Il en est ainsi quand un homme concentre sur un unique objet tout l’amour dont il est capable ; la perte de celui-ci fait tout crouler pour lui, et il reste pauvre au milieu des ruines.

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Peu importait, le fait était là, cette intrigue se développait, grandissait, se dressait contre lui, comme la guerre et la fatalité ; il n’y avait pas de remède à cela, ni d’autre attitude à prendre que celle de l’acceptation, de la résignation impassible : car c’était ainsi, et non par des attaques et des conquêtes, que se manifestaient la virilité et l’héroïsme de Dasa.





READ DURING WEEK 47&48&49/06

Tuesday, March 13, 2007

LETTRE-A-D

André Gortz

Lettre à D.
Histoire d’un amour

Galilée, Collection Incises, 2006






Extractions


Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seul comble la chaleur de ton corps contre le mien.
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Je disais aussi : « qu’est-ce qui nous prouve que dans dix ou vingt ans notre pacte pour la vie correspondra au désir de ce que nous serons devenus ? »

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Nous serons ce que nous ferons ensemble.

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…l’amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu’ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d’eux-mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles.

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Je n’ai pas découvert, comme je viens de le faire ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps - et quand je dis corps je n’oublie pas que « l’âme est le corps » chez Merleau-Ponty aussi bien que chez Sartre – renvoie à des expériences fondatrices plongeant leurs racines dans l’enfance : à la découverte première, originaire, des émotions qu’une voix, une odeur, une couleur de peau, une façon de se mouvoir et d’être, qui seront pour toujours la norme idéale, peuvent faire résonner en moi.

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J’aimais que tu me réclames tout en me laissant tout le temps dont j’avais besoin.
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Je me demande si, avec moi, tu ne te sentais pas plus seule que si tu avais vécu seule.

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Tu répondais que la théorie menace toujours de devenir un carcan qui interdit de percevoir la complexité mouvante du réel.
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A la fin du vieillissement se trouve cette auto-exhortation : « il faut accepter d’être fini : d’être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et non jamais ou toujours […] d’avoir cette vie seulement. »

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Un amour naufragé, impossible, ça fait au contraire de la noble littérature. Je suis à l’aise dans l’esthétique de l’échec et de l’anéantissement, non dans celle de la réussite et de l’affirmation.
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L’expansion des industries transforme la société en une gigantesque machine qui, au lieu de libérer les humains, restreint leur espace d’autonomie et détermine quelles fins il doivent poursuivre et comment.



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