Friday, November 24, 2006

LE-LIVRE-DES-NUITS

Sylvie Germain

Le livre des nuits

Editions Gallimard, 1985


Extractions



Puisque le monde n’était qu’un obscur bas-fond où Dieu prenait plaisir à voir patauger et souffrir les hommes, il se devait de dénoncer à tous cette méchanceté divine et de clamer partout la puanteur humaine.

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Et elle ne pleura pas son fils car elle savait, au seuil où elle-même se tenait maintenant, que les larmes et les lamentations ne font qu’affoler et retarder les morts dans leur passage déjà si difficile vers l’autre côté du monde.

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Nuit-d’Or accrocha la tête du cheval au fronton du porche de la cour. Mais ce défi ne s’adressait à aucun autre animal ni même aux hommes, -il ne visait que Celui à l’aplomb duquel la mort surgissait toujours sans rime ni raison, se permettant de saccager d’une simple ruade la lente et laborieuse construction du bonheur des hommes.

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Les plus simples mots jetés dans un cahier ont besoin, pour effeuiller leur voix, de se tenir longtemps reclus dans le silence, de se désœuvrer dans l’oubli.

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Mais le temps tout d’un coup s’emballait, les jours et les nuits se désheuraient, sonnant à tout moment grand fracas des heures hautement fantaisistes, sinon fantasques. C’était en fait sempiternellement la même heure, -la même impossible dernière heure, qui n’en finissait pas de congédier hors de la vie des cents de soldats tout juste arrivés à l’âge d’homme.

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Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup pensa que tant la joie que la beauté étaient choses si rares et brèves sur la terre qu’il fallait savoir les honorer lorsqu’elles passaient, fût-ce le temps d’un jour, aussi jugea-t-il que la folie amoureuse de sa fille méritait bien une telle dépense.

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D’épouse en épouse il gardait le silence et chacune de ses unions s’établissait dans le partage de ce silence. Sang-Bleu, plus encore que les deux autres, ne questionnait jamais elle-même et parlait moins encore de soi. Elle semblait avoir été taillée corps et âme dans le silence, jusqu’à cette peau si lisse qui donnait au moindre de ses gestes l’allure ondoyante d’un poisson filant au fond de l’eau. Et c’était cette part de silence qu’il avait le plus aimée en chacune de ses épouses.

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Ils ne connaissaient en effet de l’amour que les chemins de traverse les plus obliques, les plus déjetés hors de la tendresse et de la patience. Des chemins taillés à l’abrupt du désir, à pic sur le vide, à fleur de hâte et de folie, -où ils s’élançaient à cœur perdu. Et ces chemins, comme les sentiers magiques qui serpentent dans les forêts de légende, ne s’ouvraient qu’à leur passage pour se refermer aussitôt sur leurs pas.

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Et voilà qu’il revenait enfin, sans autre gloire que d’avoir été absolument fidèle à son amour, sans autre surnom de combat que le sobriquet Fou-d’Elle. Il revenait comme une ombre longtemps séparée de son corps et qui, à l‘instant de retrouver ce corps et de reprendre chair et vie, se met à trembler, terriblement, de joie.

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C’est que ce nom, comme tant d’autres, était tout hérissé de barbelés, de fumées noires, de miradors, de crocs de chiens et d’os humains.
-Sachsenhausen. Un nom annulatif raturant d’un seul trait les noms de Ruth, Sylvestre. Samuel, Yvonne et Suzanne. Un nom définitif.



READ DURING WEEK 46/06

LE-RIVAGE-DES-SYRTES

Julien Gracq


Le rivage des Syrtes
26ème tirage, Librairie José Corti, 1992


Extractions



La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d'une chaussée à fleur d'eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance : c'était le bout de notre voyage, nous arrivions à l'Amirauté . [...] Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce désert d'herbes, au bord d'une mer vide, c'était un lieu singulier que cette Amirauté. Devant nous, au-delà d'un morceau de lande rongé de chardons et flanqué de quelques maisons longues et basses, le brouillard grandissait les contours d'une espèce de forteresse ruineuse. Derrière les fossés à demi comblés par le temps, elle apparaissait comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archères, et des rares embrasures des canons. La pluie cuirassait ces dalles luisantes. Le silence était celui d'une épave abandonnée ; sur les chemins de ronde embourbés,on n'entendait pas même le pas d'une sentinelle ; des touffes d'herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris ; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle. La poterne d'entrée révélait l'épaisseur formidable des murailles: les hautes époques d'Orsenna avaient laissé leur chiffre à ces voûtes basses et énormes, où circulait un souffle d'antique puissance et de moisissure.


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Je ne quittais guère l’Amirauté ; j’étonnais Fabrizio en refusant jusqu’aux plaisirs faciles et aux amours d’une heure qu’il allait chercher presque chaque semaine à Maremma. Je n’en avais plus besoin. Le dénuement mal justifié qui s’attachait à cette vie perdue des Syrtes, le sacrifice consenti en pure perte qu’elle impliquait portait en lui, pour moi, le gage d’une obscure compensation. Dans sa vacuité même, son dépouillement et sa règle sévère, elle semblait appeler et mériter la récompense d’un émoi plus emportant que tout ce que la vie de fêtes d’Orsenna m’avait offert de médiocre et de raffiné. Cette vie dénudée s’offrait clairement, dans l’évidence de son inutilité même, à quelque chose qui fût enfin digne de la prendre ; dédaigneuse des soutiens vulgaires, et comme aventurée en porte à faux sur un gouffre béant, elle appelait un étai à la mesure de son élan vers le vide. Son charme désolé était celui qui trompe l’attente d’un guetteur.

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Alerté par le bruit des mes pas sur les dalles, le regard de Marino m’avait décelé de loin, d’un clin d’œil rapide, pour s’éteindre aussitôt comme un lampe qu’on met en veilleuse, et se replonger dans les dossiers. Il me voyait venir. Cela aussi faisait partie de ses défenses. Il n’aimait pas être surpris. Il attendit que je fusse tout près ; avant même que ne se fussent relevés les yeux gris, la main inconsciemment posa la plume, me signifiant comme malgré elle que c’en était fini du travail pour le matin. Il m’avait attendu. Cette divination singulière me décontenançait.

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-On dit quoi, au juste ?
J’étais cette fois réellement exaspéré. Belzensa s’immobilisa, et ses sourcils se rapprochèrent comme à une question difficile.
-Au juste, vous levez le lièvre, monsieur l’Observateur. J’aime aussi à mettre les choses noir sur blanc. Mais quand j’essaie de commencer un rapport, la plume me tombe des mains. Vous essayez à peine de les saisir au juste, que les bruits prennent immédiatement une autre forme. Comme s’ils avaient surtout peur de se laisser attraper, vérifier. Comme si les gens avaient peur surtout qu’on les empêche de courir, de tenir en haleine. Comme si les gens avaient surtout peur qu’il ne cesse d’y avoir des bruits.


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Dans cette salle taillée à la mesure d’une vie oubliée, l’existence revenue semblait se recroqueviller, flotter comme dans un vêtement trop large. Un étang de vide se creusait au milieu de la pièce ; comme une cargaison qui se tasse aux coups de roulis d’une coque géante, les meubles dépaysés, trop rares, se réfugiaient peureusement contre les murs.


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Me voilà là, à ne plus pouvoir remuer bras ni jambes ; crois-tu que c’est la maladie, Aldo ? Il n’y a pas quinze jours que j’ai encore forcé un lièvre. Mais j’ai trop fait pour ce qui me reste à faire, voilà ce qui est. Une fois qu’on l’a compris, c’est fini, le ressort se casse. Voilà ce que c’est de vieillir, Aldo ; ce que j’ai fait retombe sur moi, je ne peu plus le soulever…
Il répéta d’un air pénétré :
-… quand on ne peut plus soulever ce qu’on a fait, voilà le couvercle de la tombe.


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-Je puis dire, monsieur l’Observateur, commença-t-il avec une hésitation dans la voix qui ajoutait curieusement à son charme, que ma tâche n’est pas des plus aisées. Mon pays est le vôtre font la preuve qu’il peut se créer entre les Etats, comme entre les individus, de bien singulières situations fausses. Du fait de leur… longévité particulière, elles peuvent même durer infiniment plus longtemps.


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-… Voyez-vous, monsieur l’Observateur, reprit-il, il est difficile de parler, il est difficile de penser contre les mots officiels et les situations acquises. Ceux-ci parlent de « provocation » et d’ « espionnage », et celle-ci s’appelle la guerre. Vous m’avez rappelé tout à l’heure avec un peu d’humeur qu’il pouvait y avoir loin des sentiments aux actes. Mais je vous écoute et je songe à mon tour qu’il y a parfois loin des mots aux… sentiments, conclut-il en me regardant dans les yeux avec une expression amusée.


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Vanessa achevait tout juste de s’habiller quand je pénétrai dans sa chambre. Je fus frappé de sa pâleur, une pâleur presque ostentatoire, qui n’était pas celle de la fatigue ou de la maladie, bien qu’il fut visible que depuis longtemps elle n’avait guère dormi ; cette pâleur descendait plutôt sur elle comme la grâce d’une heure plus solennelle : on eût dit qu’elle l’avait revêtue comme une tenue de circonstance. Elle portait une robe noire à longs plis, d’une simplicité austère : avec ses longs cheveux défaits, son cou et ses épaules qui jaillissaient très blancs de la robe, elle était belle à la fois de la beauté fugace d’une actrice et de la beauté souveraine de la catastrophe ; elle ressemblait à une reine au pied d’un échafaud.


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Ce qui m’a frappée, ajouta-t-elle en laissant son regard flotter distraitement vers la fenêtre, c’est qu’il doit y avoir un changement de signe. Un moment où on s’accroche encore, et un moment où on saute, en entraînant le troupeau de moutons à la mer. Oui, continua-t-elle, comme si elle contemplait en elle une évidence calme, il vient un moment où l’on saute – et ce n’est pas la peur, et ce n’est pas le calcul, et ce n’est pas même l’envie de survivre ; c’est qu’une voix plus intime que toute voix au monde nous parle – c’est qu’il n’est pas égal même pour mourir de couler avec le bateau, que tout vaut mieux que d’être ligoté vivant à un cadavre, tout soudain est préférable à se coller à cette chose condamnée qui sent la mort… Les eaux qui remontent sont patientes, dit-elle rêveusement. Elles peuvent attendre. Leur proie leur raccourcira toujours le chemin.


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-… Il s’agit peut-être seulement de connaisseurs plus mûrs et plus sagaces de l’action, des gens qui aiment à faire au besoin périlleusement le tour des choses, d’esprits assez hardis pour avoir compris, plus vite que les autres, qu’au-delà de l’excitation imbécile et aveugle qui s’acharne dans la nuit sans issue de ses petites volontés, il y a place, si l’on a pas peur de se sentir très seul, pour une jouissance presque divine : passer aussi de l’autre côté, éprouver à la fois la pesée et la résistance. Ceux qu’Orsenna dans la naïveté de son cœur (pas toujours si naïve) appelle inconsidérément transfuges ou traitres, je les ai quelquefois nommés en moi les poètes de l’événement.


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Quand un coup de vent par hasard a poussé le pollen sur une fleur, il y a dans le fruit qui grossit quelque chose qui se moque du coup de vent. Il y a une certitude tranquille qu’il n’y a jamais eu de coup de vent au monde, puisqu’il est là.


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Une après-midi grise et calme tombait sur les Syrtes du ciel laiteux, à peine troublée par le bruit assoupi des vaguelettes ; des journées entières, parfois, le courant qui longeait la côte condensait sur le large des brumes décevantes et molles qui promettaient la pluie sans jamais l’amener, et faisaient du rivage ce désert frileux et moite, à l’haleine humide de malade, qui mollissait les muscles et enténébrait le cerveau.


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-Tu ne penses pas tout à fait ce que tu dis, Aldo. « Suicide » est vite dit. Un Etat de meurt pas, ce n’est qu’un forme qui se défait. Un faisceau qui se dénoue. Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction. Et quand l’heure est venue, j’appelle cela une chose désirable et bonne. Cela s’appelle mourir de sa bonne mort.




READ DURING WEEK 43&44&45/06

Tuesday, November 07, 2006

LE-LIVRE-DE-SABLE

Jorge Luis Borges


Edition originale, El Libro de Arena, 1975

Le Livre de sable - Editions Gallimard, Folio, 1992


Extractions


Elle ne voulu pas voir le bateau; les adieux, à son avis, étaient de l'emphase, la fête insensée du chagrin, et elle détestait les emphases. Nous nous dîmes adieu dans la bibliothèque où nous nous étions rencontrés l'autre hiver. Je suis un homme lâche: je ne lui donnai pas mon adresse pour m'éviter l'angoisse d'attendre des lettres.
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Au lieu d’un toit en terrasse, il y avait un toit d’ardoises à deux pentes et une tour carrée ornée d’une horloge qui semblaient vouloir écraser les murs et les fenêtres mesquines. Enfant, j’avais pris mon parti de ces laideurs comme on accepte ces choses incompatibles auxquelles on a donné le nom d’univers, du seul fait qu’elles coexistent.

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Le sauvage ne perçoit pas la bible du missionnaire ; le passager d’un bateau ne voit pas les mêmes cordages que les hommes d’équipage. Si nous avions une vision réelle de l’univers, peut-être pourrions nous le comprendre.

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Les années passent, et j’ai si souvent raconté cette histoire que je ne sais plus très bien si c’est d’elle que je me souviens ou seulement des paroles avec lesquelles je la raconte.

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D’ailleurs ce qui importe ce n’est pas de lire, mais de relire. L’imprimerie, maintenant abolie, a été l’un des pires fléaux de l’humanité, car elle a tendu à multiplier jusqu’au vertige des textes inutiles.



READ DURING WEEK 41&42/06