Wednesday, October 26, 2005

L'HOMME-DONT-TOUTES-LES-DENTS..........

Philip K. Dick
L'homme dont toutes les dents étaient exactement semblables

Edition originale: The Man Whose Teeth Were All Exactly Alike, 1984
Editions Joëlle Losfeld, 2000

Extraits

« - Ça t’énerve, hein ? Ne te laisse pas démoraliser par ce qu’elle t’a dit. C’est une artiste peintre frustrée. Tu connais le genre. Les femmes au foyer qui n’ont rien à faire de la journée – elles finissent par s’ennuyer. (Puis, brusquement, il eut honte de dire du mal de sa femme.) Elle a un sacré talent quand même, murmura-t-il. J’aimerais que tu vois certaines de ses toiles. Elle a fait une exposition, une fois, dans une boîte de nuit de Sausalito. (Elle aurait vraiment pu faire carrière, pensa-t-il.) Mais elle a décidé de se marier, ajouta-t-il. Plutôt que de continuer à peindre. Comme beaucoup de femmes. »

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« Se redressant, Janet déclara :
- Phyllis Wilby ne lit rien d’autre que des journaux à scandales dan les salons de beauté. De nos jours, plus personne de lit de bons livres, sauf moi.
Pendant un moment, elle lui fit face d’un air de défi. Puis, peu à peu, elle se remit à débarrasser la table.
Lamentable, pensa Runcible. Pour elle, les inepties pornographiques que lui envoie son club, ce sont de « bons livres ». C’est vraiment le comble de la déchéance, de se vautrer au lit pour manger un artichaut en lisant des histoires de vieillards lubriques qui sautent des petites filles. Et c’est grâce à des femmes comme elles que ces clubs de livres font fortune. En leur donnant le moyen de prendre leur pied par procuration, grâce à la lecture. »

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« Ce n’est pas parce qu’on est ému par la nature, pensa-t-elle, qu’on est forcément un artiste. Cela prouve seulement qu’on est sentimental. »

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« Janet Runcible ne se sentait jamais aussi bien que lorsqu’elle prenait une cuite.
Car c’était le moment où elle savait ce que les gens allaient dire.
Il suffisait qu’ils ouvrent la bouche. Aussitôt, elle devinait la suite. Et cela l’enchantait. Elle captait leurs pensées en un éclair !
Et il ne s’agissait pas seulement de réflexions simplistes. Elle saisissait également les discussions les plus intellectuelles. Si, au cours d’une soirée, la conversation portait sur David Riesman, l’Allemagne de l’Ouest, ou la science, elle pouvait y prendre part ; elle lançait à son tour quelques embryons d’idées dans le débat, sans même avoir besoin, parfois, de les développer. Et les autres invités, à leur tour, comprenaient aussitôt ce qu’elle voulait dire. »

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« Ça coûte cher de dresser les gens contre vous, constata Runcible. Et pourtant, c’est le prix à payer pour avoir le droit de dire ce qu’on pense. »

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« Dans ma classe, les garçons achètent des boîtes de construction – des modèles réduits de bateaux ou d’avions – mais elles ne contiennent rien d’autre que des pièces préfabriquées. Il suffit de les assembler et de les coller ensemble. Autrefois, dans une boîte de construction, il n’y avait que du balsa et du papier japon – tout le travail restait à faire : découper les pièces, les façonner. On construisait réellement un modèle réduit à partir de quelques planchettes, de baguettes de bois. Aujourd’hui, le modèle est fait d’avance ; il ne reste qu’à l’assembler. »

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« Mais si j’avais reçu la même éducation que Sherry, pensa Janet, et si j’avais eu autant d’argent qu’elle… Cet argent que sa famille lui avait consacré, comme une sorte d’investissement.
Sherry est le produit d’une société riche, se dit Janet Runcible. Cette femme-là ne s’est pas faites elle-même ; elle n’est pas responsable de ce qu’elle est. Personne n’est responsable de ce qu’il est, d’ailleurs. Tout être humain n’est que le produit de la société dont il est issu. »

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« On peut arriver ici, pensa-t-il en enfilant une chemise propre, dans la peau d’un homme civilisé, cultivé, rompu aux bonnes manières, et bientôt, on se retrouve comme tout le monde assis sur un siège percé pour chier dans un tuyau, et on marche dans la bouse. Si on s’écorche la main sur un clou rouillé, on meurt, comme un vieux mouton, du tétanos ; on se tord de convulsions en galopant autour du champ. Dans cette région (il improvisait une sinistre parodie de son discours habituel aux futurs clients), on ne meurt pas d’artériosclérose ou de cancer de la gorge ; on se fait écraser par une moissonneuse, déchiqueter par une batteuse, on attrape des parasites pulmonaires. Ou encore – et c’était une crainte dont il n’arrivait pas à se débarrasser – votre chaudière à gaz expose, et vous projette en lambeaux sanguinolents aux quatre coins du pré dans lequel vous avez investi toutes vos économies. »

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« Dans un coin de sa mémoire, Runcible nota ce problème ; découvrir le prix de revient au mètre que Flores fait payer à Dombrosio.
Même moi, se dit-il, j’ai envie de savoir. Quand on vie petitement, on pense petitement.
Je me demande quel genre d’événement déclencherait chez eux des réflexions grandioses. En fait, je me demande à quoi ça ressemblerait, par ici ,des pensées élevées. »

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« - Je vais vous dire à quoi les Néanderthaliens ressemblaient vraiment, repris Freitas. Ce n’étaient pas des ogres qui inspiraient la terreur, mais plutôt des espèces de nabots timides… Dans mon esprit, le les compare à ces ouvriers d’usine, honteusement exploités, du dix-neuvième siècle anglais. Ou à des serfs du Moyen-Age. Incroyablement bornés, repoussés de toute part, mis à l’écart. Peut-être les laissait-on porter du bois. Construire un feu, dépecer les animaux, mâcher la peau des bêtes. Vous savez, c’est une idée qui m’est venue : si nos ancêtres avaient le temps de peindre de superbes taureaux sur les murs de leurs cavernes, c’est peut-être parce qu’ils avaient des esclaves. Comme celui-ci. (Freitas tapota le crâne.) Une race inférieure pour exécuter ces tâches ingrates à leur place, pour les libérer. »

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« - Cette université, c’est une énorme machine, poursuivit Runcible. Savez-vous ce qu’elle produit ? Pas du savoir. Pas des érudits. Des techniciens, qui espèrent bien toucher un gros salaire dans une grande compagnie, comme Westinghouse ou General Dynamics. Croyez-vous que ça les intéresse une seconde de savoir si une bande de bossus débiles se baladait en Amérique du Nord il y a cent millions d’années ? Est-ce que ça va changer quoi que ce soit à l’économie du pays ? C’est ça qui va nous fournir un combustible bon marché pour les paquebots, ou une nouvelles tête nucléaire pour un missile destiné à tomber sur la Russie soviétique ?
Wharton ne répondit pas.
- En revanche, reprit Runcible, si je leur avais envoyé une boîte de je ne sais quelle algue déshydratée, en leur demandant si elle était riche en protéines, et si on pouvait la faire pousser dans la baignoire de Monsieur Tout-Le-Monde, on aurait peut-être eu la politesse de me répondre convenablement, et de faire des recherches approfondies sur ma découverte. »

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« - Drôle de façon de passer les fêtes de Pâques.
- Comment ?
- Vous ne connaissez pas les dernières histoires drôles ?
Se levant, Runcible prit la pose du Christ sur la croix, les bras écartés, la tête penchée sur le côté.
- Drôle de façon de passer les fêtes de Pâques, répéta-t-il. Je vais vous en raconter une autre. (Se rasseyant, il enchaîna :) ça ne vous dérange pas de croiser les jambes ? On n’a que trois clous. »

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« Je vois, pensa t-il. Je vois comment fonctionne son raisonnement. Comment elle en tire profit. C’est extraordinaire. On peut faire tout ce qu’on veut avec les gens, avec les faits et les événements ; on peut les modifier, les remodeler, de la même façon que le plastique frais que j’utilise à l’atelier. On leur impose une forme, par des moyens très énergiques. »

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« Il entra dans la salle de bains, posa on verre sur le bord du lavabo, puis il se soulagea. C’est étrange, se dit-il, que plusieurs fois par jour, un homme soit obligé de déboutonner son pantalon, pour libérer un jet de liquide chargé de déchets organiques qui s’est accumulé en lui. Il faut le voir pour le croire. Après avoir refermé sa braguette, il se lava les mains, puis, toujours muni de son verre, quitta la pièce.
Peut-être l’homme ne représente-t-il rien de plus pour Dieu, pensa-t-il, que ce que représente pour moi ce liquide… ça n’a pas d’importance. »


READ DURING WEEK42/05

Sunday, October 16, 2005

DEDALUSMAN

Philip K. Dick

Edition originale: Zap Gun, 1965
Librairie des Champs-Elysées, Le Masque
, 1974

Extraits

« Aide-consomm : Aide-consommateur, personne requise par le conseil de la Secnat de l’ONU-O comme représentant typiquement les besoins et les aspirations du purzouve-consommateur. »

« Purzouve : Il s’agit de tous les humains qui, n’étant pas cadres, sont destinés à être et à rester des « purs-ouvriers » (La pureté dont il s’agit, celle de l’esprit, étant entretenue par l’ignorance dans laquelle on les maintient). »

« Cadre : A l’Est comme à l’Ouest, ceux qui dirigent et qui sont d’accord pour dissimuler aux purzouves une vérité qu’ils ne doivent pas connaître, pour leur bien. »

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« J’en suis malade. Je fais partie d’un monde de tromperies. Si je n’avais pas ce talent de médium, j’aurais été l’un de ces purzouves, et je ne saurais pas ce que je sais. Je ne serais pas le type qui distribue les cartes dont il voit le dessous. Je serais l’un de ces « fans » du « joyeux représentant de commerce » et de son spectacle quotidien d’interviews matinaux, un type qui accepte ce qu’on lui dit et qui croit que c’est vrai parce qu’il l’a vu sur le grand écran avec toutes ces couleurs stéréo plus riches que celles de la vie. Tout va bien quand je suis plongé dans une de ces saloperies de transes ; là, je ne pense plus à rien. Alors, il n’y a plus rien tapi dans un coin de mon esprit, qui rigole, qui rigole, se marre… »

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« - Il y a quelque chose qui ne va pas. Oui, quelque chose avec ce livre de bandes dessinées. Qu’est-ce que c’est ?

- Dans l’épisode final, l’Homme-Pieuvre de je ne sais quoi est emprisonné sur un astéroïde. Il a besoin d’une source d’énergie. Il construit alors une machine à vapeur. Cette machine lui servira à réactiver l’émetteur de son spacionef à demi-démoli par les….
- …Par les Fleurs-Carnivores pseudonomiques de Ganymède.
- Alors, c’est du dessinateur de ce magazine que nous avons tiré nos propres dessins, fit Lars… Ce n’est pas étonnant…
- Non, ce n’est pas étonnant que vous ne puissiez produire l’arme dont nous avons besoin, quand il nous la faut absolument. Comment une arme véritable pourrait-elle provenir d’une source pareille ? »

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« Avec cet émanateur, l’Homme-Pieuvre bleu menaçait la créature atroce et hostile qui essayait d’enlever Mlle Whitecotton (Coton-Blanc pour les Français) l’amie au tient noir et aux mamelles bien formées de l’Homme-Pieuvre bleu. La créature avait réussi à déchirer la blouse de Mlle Whitecotton, découvrant ainsi un sein –un seul, comme le spécifiait la loi internationale, qui réglementait sévèrement le matériel de lecture des enfants. Ce sein, exposé à la lueur vacillante du ciel d’Io, battait chaudement et commença à bouger vraiment quand Peter actionna le petit levier qui commandait le mouvement de la page. Le téton se dilata, semblable à une petite ampoule phosphorescente qui s’agitait dans les trois dimensions, et il aurait continué indéfiniment à se le trémousser jusqu’à usure totale de la pile garantie pour fonctionner cinq ans, si Pete n’y avait mis fin. »

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« Désormais, personne n’arriverait à le convaincre que l’être humain n’était qu’un animal debout sur ses deux pattes de derrière, porteur d’un mouchoir de poche et capable de distinguer le jeudi du vendredi. Même la définition d’Orville, tirée de Shakespeare, paraissait vidée de son contenu cynique et insultant. Quel sentiment étrange, pensa-t-il, non seulement d’aimer une femme, mais de l’admirer. »

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« Tu n’es responsable de rien. Ce que je n’arrive pas à concevoir, c’est ce que devient le passé quand il s’éloigne de nous. »

READ DURING WEEK 41/05

Saturday, October 08, 2005

LA-POSSIBILITE-D'UNE-ILE

Michel Houellebecq


Fayard
, 2005

Extraits

« J’avais toujours eu un principe simple : si j’éclatais de rire à un moment donné c’est que ce moment avait de bonnes chances de faire rire, également, le public. Peu à peu, en visionnant les cassettes, je constatai que j’étais gagné par un malaise de plus en plus vif, allant parfois jusqu’à la nausée. Deux semaines avant la première, la raison de ce malaise m’apparut clairement : ce qui m’insupportait de plus en plus, ce n’était même pas mon visage, même pas le caractère répétitif et convenu de certaines mimiques standard que j’étais obligé d’employer : ce que je ne parvenais plus à supporter c’était le rire, le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de toute dignité. Si l’homme rit, s’il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c’est également qu’il est le seul, dépassant l’égoïsme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté. »

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« Il n’y avait pas seulement en moi ce dégoût légitime qui saisit tout homme normalement constitué à la vue d’un bébé ; il n’y avait pas seulement cette conviction bien ancrée que l’enfant est une sorte de nain vicieux, d’une cruauté innée, chez qui se retrouvent immédiatement les pires traits de l’espèce, et dont les animaux domestiques se détournent avec une sage prudence. Il y avait aussi, plus profondément, une horreur, une authentique horreur face à ce calvaire ininterrompu qu’est l’existence des hommes. Si le nourrisson humain, seul de tout le règne animal, manifeste sa présence au monde par des hurlements de souffrance incessants, c’est bien entendu qu’il souffre, et qu’il souffre de manière intolérable. C’est peut-être la perte du pelage, qui rend la peau si sensible aux variations thermiques sans réellement prévenir de l’attaque de parasites ; c’est peut-être une sensibilité nerveuse anormale, un défaut de construction quelconque. A tout observateur impartial en tout cas il apparaît que l’individu humain ne peut pas être heureux, qu’il n’est en aucune manière conçu pour le bonheur, et que sa seule destinée possible est de propager le malheur autour de lui en rendant l’existence des autres aussi intolérable que l’est la sienne propre – ses premières victimes étant généralement ses parents. »

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« Lorsque la sexualité disparaît, c’est le corps de l’autre qui apparaît, dans sa présence vaguement hostile ; ce sont les bruits, les mouvements, les odeurs ; et la présence même de ce corps qu’on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne ; tout cela, malheureusement est connu. La disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l’érotisme. Il n’y a pas de relation épurée, d’union supérieure des âmes, ni quoi que ce soit qui puisse y ressembler, ou même l’évoquer sur un mode allusif. Quand l’amour physique disparaît, tout disparaît ; un agacement morne, sans profondeur, vient remplir la succession des jours. Et, sur l’amour physique, je ne me fais guère d’illusion. Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. »

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« Augmenter les désirs jusqu’à l’insoutenable tout en rendant leur réalisation de plus en plus inaccessible, tel était le principe unique sur lequel reposait la société occidentale. »

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« J’avais suffisamment glosé, au cours de ma carrière, sur l’opposition entre l’érotisme et la tendresse, j’avais interprété tous les personnages : la fille qui va dans les gang-bangs et qui par ailleurs poursuit une relation très chaste, épurée, sororale, avec l’amour authentique de sa vie ; le benêt à demi impuissant qui l’accepte ; le partouzard qui en profite. La consommation, l’oubli, la misère. J’avais déchiré de rire des salles entières, avec ce genre de thèmes : ça m’avait fait gagner, aussi, des sommes considérables. Il n’empêche que cette fois j’étais directement concerné, et que cette opposition entre l’érotisme et la tendresse m’apparaissait, avec une parfaite clarté, comme l’une des pires saloperies de notre époque, comme l’une de celles qui signent, sans rémission, l’arrêt de mort d’une civilisation. »

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« Dieu existe, j’ai marché dedans. »

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« Au fond, c’est une question de degré, reprit-il. Tout est kitsch, si l’on veut. La musique dans son ensemble est kitsch ; l’art est kitsch, la littérature elle-même est kitsch. Toute émotion est kitsch, pratiquement par définition ; mais toute réflexion aussi, et même dans un sens toute action. La seule chose qui ne soit absolument pas kitsch, c’est le néant. »

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« On m’avait souvent parlé show-business, plan médias, microsociologie aussi ; mais art, jamais, et j’étais gagné par le pressentiment d’une chose nouvelle, dangereuse, mortelle probablement ; d’un domaine où il n’y avait – un peu comme dans l’amour – à peu près rien à gagner, et presque tout à perdre. »

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« Pendant la première partie de sa vie, on ne se rend compte de son bonheur qu’après l’avoir perdu. Puis vient un âge, un âge second, où l’on sait déjà, au moment où l’on commence à vivre un bonheur, que l’on va, au bout du compte, le perdre. Lorsque je rencontrai Belle, je compris que je venais d’entrer dans cet âge second. Je compris également que je n’avais pas atteint l’âge tiers, celui de la vieillesse véritable, où l’anticipation de la perte du bonheur empêche même de le vivre. »

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« Les insectes se cognent entre les murs,

Limités à leur vol fastidieux,

Qui ne porte aucun message

Que la répétition du pire. »

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« Qu’est-ce qu’un chien, sinon une machine à aimer ? On lui présente un être humain, en lui donnant pour mission de l’aimer – et aussi disgracieux, pervers, déformé ou stupide soit-il, le chien l’aime. Cette caractéristique était si surprenante, si frappante pour les humains de l’ancienne race que la plupart – tous les témoignages concordent – en venaient à aimer leur chien en retour. Le chien était donc une machine à aimer à effet d’entraînement – dont l’efficacité, cependant, restait limité aux chiens, et ne s’étendait jamais aux autres hommes. »

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« Le désir physique, si violent soit-il, n’avait jamais suffit chez moi à conduire à l’amour, il n’avait pu atteindre ce stade ultime que lorsqu’il s’accompagnait, par une juxtaposition étrange, d’une compassion pour l’être désiré ; tout être vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu’il est en vie et se trouve par là-même exposé à des souffrances sans nombre. »

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« Lorsque l’instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable noyau de la vie est consumé ; ainsi, note-t-il dans une métaphore d’une terrifiante violence, « l’existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui, commencée avec des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des mêmes costumes ». »

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« Les hommes ont beau être malheureux, atrocement malheureux, ils s’opposent de toutes leurs forces à ce qui pourrait changer leur sort ; ils veulent des enfants, et des enfants semblables à eux, afin de creuser leur propre tombe et de perpétuer les conditions du malheur. Lorsqu’on leur propose d’accomplir une mutation, d’avancer sur un autre chemin, il faut s’attendre à des réactions de rejet féroces. Je n’ai aucune illusion sur les années à venir. »

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« L’amour non partagé est une hémorragie »

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J’avais la quarantaine bien sonnée ; mon visage était soucieux, rigide, marqué par l’expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins ; le n’avais pas le moins du monde la tête de quelqu’un avec qui on aurait pu envisager de s’amuser ; j’étais condamné. »

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« Je relus quand même Splendeur et Misères des courtisanes, sur tout pour le personnage de Nucingen. Il était quand même remarquable de Balzac ait su donner au personnage du barbon amoureux cette dimension si pathétique, dimension à vrai dire évidente dès on y pense, inscrite dans sa définition même, mais à laquelle Molière n’avait nullement songé ; il est vrai que Molière oeuvrait dans le comique, et c’est toujours le même problème, on finit toujours pas se heurter à la même difficulté, qui est que la vie, au fond, n’est pas comique. »

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« Je voyais se profiler la cosa mentale, l’ultime tourment, et à ce moment je pus enfin dire que j’avais compris. Le plaisir sexuel n’était pas seulement supérieur, en raffinement et en violence, à tous les autres plaisirs que pouvaient comporter la vie ; il n’était pas seulement l’unique plaisir qui ne s’accompagne d’aucun dommage pour l’organisme, mais qui contribue au contraire à le maintenir à son plus haut niveau de vitalité et de force ; il était l’unique plaisir, l’unique objectif en vérité de l’existence humaine, et tous les autres – qu’ils soient associés aux nourritures riches, au tabac, aux alcools ou à la drogue – n’étaient que des compensations dérisoires et désespérées, des mini-suicides qui n’avaient pas le courage de dire leur nom, des tentatives pour détruire plus rapidement un corps qui n’avait plus accès au plaisir unique. La vie humaine, ainsi, était organisée de manière terriblement simple, et je n’avais fait pendant une vingtaine d’années, à travers mes scénarios et mes sketches, que tourner autour d’une réalité que j’aurais pu exprimer en quelques phrases. La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique ; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limites à la libre exultation de leurs corps. Ils pouvaient jouer, danser, aimer, multiplier les plaisirs. Ils pouvaient sortir, aux premières heures de la matinée, d’une fête, en compagnie des partenaires sexuels qu’ils s’étaient choisis, pour contempler la morne file des employés se rendant à leur travail. Ils étaient le sel de la terre, et tout leur était donné, tout leur était permis, tout leur était possible. Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaîtraient les tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l’existence ; ils devraient payer des impôts, s’assujettir à des formalités administratives sans cesser d’assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d’abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps ; ils devraient entretenir des enfants, surtout, comme des ennemis mortels, dans leur propre maison, ils devraient les choyer, les nourrir, s’inquiéter de leurs maladies, assurer les moyens de leur instruction et de leurs plaisirs, et contrairement à ce qui se passe chez les animaux cela ne durerait pas qu’une saison, ils resteraient jusqu’au bout esclaves de leur progéniture, le temps de la joie était bel et bien terminé pour eux, ils devraient continuer à peiner jusqu’à la fin, dans la douleur et les ennuis de santé croissants, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus bon à rien et soient définitivement jetés au rebut, comme des vieillards encombrants et inutiles. Leurs enfants en retour ne leur seraient nullement reconnaissants, bien au contraire de leurs efforts, aussi acharnés soient-ils, ne seraient jamais considérés comme suffisants, ils seraient jusqu’au bout, du simple fait qu’ils étaient parents, considérés comme coupables. De cette vie douloureuse, marquée par la honte, toute joie serait impitoyablement bannie. Dès qu’ils voudraient s’approcher du corps des jeunes ils seraient pourchassés, rejetés, voués au ridicule, à l’opprobre, et de nos jours de plus en plus souvent à l’emprisonnement. Le corps physique des jeunes, seul bien désirable qu’ait jamais été en mesure de produire le monde, était réservé à l’usage exclusif des jeunes, et le sort des vieux était de travailler et de pâtir. Tel était le vrai sens de la solidarité entre générations : il consistait en un pur et simple holocauste de chaque génération au profit de celle appelée à la remplacer, holocauste cruel, prolongé, et qui ne s’accompagnait d’aucune consolation, aucun réconfort, aucune compensation matérielle ni affective. »

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« J’étais au bar du Lutetia, et au bout de mon troisième Alexandra l’idée me parut décidemment excellente : non, je n’allais pas revendre, j’allais laissé la propriété à l’abandon, et j’allais même défendre par testament qu’on revende, j’allais mettre de côté une somme pour l’entretien, j’allais faire de cette maison une sorte de mausolée, un mausolée à des choses merdiques, parce que ce que j’y avais vécu était dans l’ensemble merdique, mais un mausolée tout de même. « Mausolée merdique… ». »

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« Un millénaire supplémentaire s’est encore écoulé, et la situation est restée stable, la proportion de défections inchangée. Inaugurant une tradition de désinvolture par rapport aux données scientifiques qui devait conduire la philosophie à sa perte, le penseur humain Friedrich Nietzsche voyait dans l’homme « l’espèce dont le type n’est pas encore fixé ». »

READ DURING WEEK 39&40/05