Sunday, May 14, 2006

LE-PIANISTE-DECHAINE

Kurt Vonnegut Jr


Edition originale : Player Piano, 1972
Editions Casterman, Le pianiste déchainé, 1975

Extractions

Norbert Wiener, un mathématicien, a déjà dit tout cela dans les années 1940. Cela vous paraît nouveau parce que vous êtes trop jeune pour connaître autre chose que la façon dont les choses se passent aujourd’hui.
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Gueules de bois, querelles familiales, rancœurs contre le patron, dettes, la guerre… On retrouvait probablement d’une manière ou d’une autre, dans les produits, tous les ennuis du genre humain.

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Elle était enthousiaste, ragaillardie par la venue de Finnerty. Ce qui ennuyait Paul, cat il savait parfaitement qu’elle se moquait éperdument de Finnerty. Elle roucoulait, non parce que Finnerty lui plaisait mais parce qu’elle aimait les attitudes rituelles des amitiés, alors qu’elle n’en avait aucune.

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Chez Anita, la mécanique du mariage répondait toujours à propos, jusque dans les plus subtiles conventions. Si son approche était, d’une manière éprouvante, rationnelle et systématique, elle était assez minutieuse pour offrir une contrefaçon crédible de chaleur humaine. Paul pouvait simplement soupçonner que ses sentiments étaient superficiels… et peut-être ce soupçon faisait-il partie de ce qu’il commençait à considérer comme sa propre maladie.

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« Ainsi te voilà », dit Finnerty. Il désigna le smoking étendu sur le lit de Paul. « Je pensais que c’était toi. Je lui ai parlé pendant une demi-heure ».

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« Un psychiatre pourrait faire quelque chose. Il y a un type très bien à Albany. »
Finnerty secoua la tête. « Il me remettrait en plein dedans et je veux rester aussi près que possible du bord, sans passer de l’autre côté. De la périphérie, on peut voir toutes sortes de choses qu’on peut ne peut voir du centre. » Il hocha la tête. « Les grandes choses insoupçonnées, c’est du bord qu’on les voit en premier. »

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« Drôle d’histoire », dit Lasher. « Cet esprit de croisade des administrateurs et des ingénieurs, l’idée que la conception, la fabrication et la distribution sont une sorte de guerre sainte : tout ce folklore a été inventé par les hommes des relations publiques et les publicitaires, payés autrefois par les administrateurs et les ingénieurs, pour rendre populaires les entreprises géantes, ce qu’elles n’étaient certainement pas au commencement. Maintenant, ingénieurs et administrateurs croient de tout leur cœur en ces soi-disant exploits glorieux de leurs pères, alors que ceux-ci ne firent que payer des gens pour les faire apparaître tels. Ce qui était hier bourrage de crâne devient le sermon d’aujourd’hui.

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Paul se sentait merveilleusement bien, accordé à ce bar et, par extension, à l’humanité et la terre entière. Il avait le sentiment d’être intelligent et sur le point de faire une importante découverte.

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Il savait, de tout son cœur, que la condition humaine était un effroyable gâchis, mais un gâchis si logique, mené si intelligemment à terme, qu’il ne voyait pas comment l’histoire aurait pu prendre une direction différente.

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Paul fit un calcul mental compliqué – ses économies, plus ses titres, plus sa maison, plus ses voitures – et se demanda s’il ne possédait pas assez de biens pour démissionner purement et simplement, cesser d’être l’instrument de n’importe quelle croyance ou de n’importe quel caprice de l’histoire qui risqueraient de mettre la pagaille dans l’existence de quelqu’un d’autre. Vivre dans une maison, au bord d’une route…

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Quand les promotions étaient venues, comme aujourd’hui, il y avait toujours eu comme un vestige de rituel fait de surprises et de félicitations, comme si Paul, à l’instar de ses ancêtres, avait réussi grâce à son astuce et sa ténacité, à la volonté de Dieu ou la négligence du diable.

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Comprenant brusquement qu’Anita et lui représentaient davantage qu’une situation dans la vie, il enlaça sa femme endormie et posa sa tête sur le sein de sa future compagne dans la mort.

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« Quoi qu’il en soit, Thoreau était en prison parce qu’il ne voulait pas payer d’impôt pour la guerre du Mexique. Il ne croyait pas en la guerre. Et Emerson est venu le voir en prison. « Henry », a-t-il dit, « pourquoi êtes-vous là ? » et Thoreau a répondu : « Ralph, pourquoi n’êtes-vous pas là ? »

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Paul vit la civilisation comme une grande digue mal construite, avec des milliers d’hommes comme le Dr Pond dans une fille allant jusqu’à l’horizon, chaque homme s’acharnant à colmater la brèche avec un doigt.

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« Deux chambres à coucher, salle de séjour avec un coin salle à manger, salle de bains et cuisine », dit-il. « C’est la maison M17. Chauffage par le sol. Le mobilier a été dessiné après une enquête nationale approfondie sur les goûts et dégoûts en matière d’ameublement. La maison, le mobilier et l’ensemble sont vendus comme un colis. Planning et production simplifiée d’un bout à l’autre. »

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« Maintenant, si vous voulez me suivre dans la cuisine », dit le Dr Dodge, abandonnant Wanga et Edgar, « vous verrez la cuisinière électronique. Elle agit par haute fréquence et qui ce qui doit être cuit, aussi rapidement l’intérieur que l’extérieur. Elle cuit n’importe quoi, c’est une affaire de secondes, et elle est parfaitement contrôlée. Si vous le voulez, elle fait du pain sans croûte. »
« Quel est le problème de la croûte du pain ? » demanda poliment Khashdrahr.

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Paul s’aperçut que Baer était probablement l’être le plus juste, le plus raisonnable et le plus candide qu’il eût jamais rencontré : un être remarquablement semblable à une machine, en ce sens que les seuls problèmes auxquels il s’intéressait étaient ceux qu’on lui soumettait ; ce pour quoi il se mettait au travail sur tous les problèmes avec une énergie et un intérêt identiques, insensibles à la qualité et à l’équilibre.
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« Mais vous savez, aussi terrible qu’était ce gâchis - pas seulement Wheeler, mais la guerre tout entière – il mit en valeur la grandeur du peuple américain. Il y a quelque chose dans la guerre qui fait ressortir la grandeur. Je déteste dire ça, mais c’est la vérité. Bien sûr, c’est peut-être parce qu’on peut devenir très rapidement un type important pendant la guerre. Rien qu’une chose complètement dingue pendant deux secondes, et on est un grand bonhomme. Je pourrais être le plus grand coiffeur du monde, et peut-être que je le suis, qu’il me faudrait le prouver en passant toute une vie à couper les cheveux d’une façon impeccable, et encore personne ne le remarquerait. C’est exactement comme ça que les choses se passent en temps de paix, vous savez ?
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A présent, Paul était engagé lui-même sur un sombre chemin, épouvanté par le tableau, tel que Kroner l’avait dressé, des hommes qui se tenaient en tête de la procession de la civilisation et ouvraient les portes de nouveaux mondes insoupçonnés. Cette saynète stupide paraissait les satisfaire entièrement, comme une représentation de ce qu’ils étaient en train de faire, soulignant pourquoi ils le faisaient, montrant qui se dressait contre eux, et pourquoi certaines personnes étaient leurs adversaires. C’était un tableau splendidement simple que voyaient ceux qui conduisaient la procession. C’était comme si un navigateur, afin de débarrasser son esprit de tout souci, avait effacé tous les récifs de ces cartes.
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Harrisson s’était apparemment pris de sympathie pour Paul et, à présent, sans raison personnelle de se retourner contre celui-ci, il s’attachait au contraire à lui comme à un ami. C’était de l’intégrité pure, d’une qualité rare, parce qu’elle équivalait souvent, comme cela pouvait maintenant lui advenir, à une carrière suicide.
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« S’il vous plaît, qu’est-ce que signifie relations publiques ? » dit Khashdrahr.
« Cette profession », dit Halyard, citant de mémoire le Manuel, « ce métier consiste principalement, en se servant de la psychologie appliquée aux mass média, à cultiver l’opinion publique pour la rendre favorable aux décisions et aux institutions ayant fait l’objet de controverses sans que qui que ce soit d’important puisse être offensé et de telle sorte que l’économie et la société se maintiennent en parfait état de stabilité. »
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« Gutenberg ? » dit Khashdrahr.
« Oui, l’homme qui a inventé l’imprimerie. Le premier homme qui a produit des Bibles en grande quantité. »
« Alla sutta takki ? » dit le Chah.
« Hein ? » dit Halyard.
« Le Chah veut savoir s’il a d’abord fait une étude de marché. »

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« Au contraire, il est tout à fait et toujours heureux. Or mon mari dit qu’on est justement fait pour être mal adapté ; qu’on doit se sentir assez mal à l’aise pour se demander où sont les gens, où ils vont et pourquoi ils y vont. C’était le gros inconvénient de son livre. Il soulevait ces questions et il a été refusé. Aussi a-t-on proposé à mon mari du travail dans les relations publiques. »
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« Vous voilà à une croisée des chemins, mon garçon. Vous avez de la veine. Les gens n’ont pas tellement de carrefours. Rien que des rues à sens unique avec des falaises de chaque côté. »
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« Meadows », dit Harrison, « là où les hommes qui sont en tête du cortège de la civilisation démontrent en privé qu’au fond, ils ont mentalement dix ans d’âge et n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils sont en train de faire au monde. »
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« Le gibier, la terre et le pouvoir de se défendre envolés », fit Lasher, « les indiens prirent conscience que toutes les choses qui leur procuraient de la fierté lorsqu’ils les accomplissaient, tout ce qui leur avait donné le sentiment de leur importance, tout ce qui leur conférait du prestige, tous les moyens par lesquels ils justifiaient leur existence – tout cela s’en allait ou avait disparu. »
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C’était une proposition tellement nette, tellement tranchée, si différente de toutes celles qu’il avait affrontées auparavant. C’était, enfin et véritablement, le blanc et le noir, et non plus les pastels boueux entre lesquels il avait dû choisir pendant qu’il était dans l’industrie.
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Lasher sourit tristement. « Le grand individualiste américain », dit-il. « Il pense qu’il est l’incarnation du libéralisme à travers les siècles. Il se tient sur ses deux pieds, par Dieu, tout seul et immobile. Il aurait fait un bon lampadaire, si le temps avait été meilleur et s’il ne devait pas manger. »
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« Je soupçonne tous les gens d’être motivés par quelque chose d’assez sordide et je crois que les données cliniques corroborent ce que je dis. Des choses sordides, pour la plupart, sont ce qui motive les êtres humains, mon père y compris. C’est cela, j’en ai peur, qui constitue la condition humaine. Ce que le représentant du Ministère public a simplement fait est de démontrer que tout, dans ce monde que nous avons bâti pour nous-mêmes, semble apporter la preuve que je ne suis pas bon, que vous n’êtes pas bon, que nous ne sommes pas bons parce que nous sommes humains. »


READ DURING WEEK 17&18/06

Thursday, May 04, 2006

CRASH-!

J.G. Ballard

Edition originale : Crash !, 1973
Editions Calman-Levy, Domaine Etranger, 1974

Extractions

Le mariage de la raison et du cauchemar qui a dominé tout le XXe siècle a enfanté un monde toujours plus ambigu. Les spectres de technologies sinistres errent dans le paysage des communications et peuplent les rêves qu’on achète. L’armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouverné par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie. Nos existences sont réglées sur les leitmotive jumeaux de ce siècle : le sexe et la paranoïa. La jubilation de McLuhan devant les mosaïques de l’information ultra-rapide ne saurait nous faire oublier le pessimisme profond de Freud dans Malaise dans la civilisation. Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations – ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective.
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J’ajouterai que selon moi l’équilibre de la réalité et de la fiction s’est radicalement modifié au cours de la décennie écoulée, au point d’aboutir à une inversion des rôles. Notre univers est gouverné par des fictions de toute sorte : consommation de masse, publicité, politique considérée et menée comme une branche de la publicité, traduction instantanée de la science et des techniques en imagerie populaire, confusion et télescopage d’identités dans le royaume des biens de consommation, droit de préemption exercé par l’écran de télévision sur toute réaction personnelle au réel. Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité.

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Dans le passé, nous avons tenu pour acquis que le monde extérieur représentait la réalité, quelque vague et confuse qu’elle pût être, alors que notre univers mental, avec ses rêves, ses fantasmes, ses aspirations, était le domaine de l’imaginaire. Il semble que ces rôles aient été renversés. La méthode la plus prudente et la plus efficace pour affronter le monde qui nous entoure est de considérer qu’il s’agit d’une fiction absolue – et réciproquement, que le peu de réalité qui nous reste est ancré dans notre cerveau. La distinction classique introduite par Freud entre le contenu manifeste et le contenu latent des rêves paraît désormais pouvoir s’appliquer à la prétendue réalité.

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Vaughan a déballé pour moi toutes ses obsessions concernant le mystérieux érotisme des blessures : la logique perverse des tableaux de bord baignés de sang, des ceintures de sécurité maculées d’excréments, des pare-soleil doublés de tissus cérébral. Chaque voiture accidentée déclenchait chez Vaughan un frisson d’excitation, par les géométries complexes d’une aile, les variations inattendues d’une calandre enfoncée, la saillie grotesque d’une console poussée vers le bas-ventre du conducteur comme en quelque fellation calculée de la machine. L’intimité d’un être humain dans son temps et son espace se trouvait pétrifiée pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givré.

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Vaughan voyait la terre entière périr en une catastrophe automobile simultanée : des millions de véhicules jetés ensemble en un coït définitif, une ultime rencontre de sperme jaillissant et de fluide de refroidissement.

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En regardant la fumée de sa cigarette se perdre dans la pièce, je me demandais avec qui elle avait passé ces derniers jours. L’idée que son mari était responsable de la mort d’un autre homme ajouterait certainement une dimension inédite à leurs ébats, lesquels se déroulaient probablement dans notre lit, à côté du téléphone chromé qui avait apporté à Catherine les premières nouvelles de mon accident. Nos accidents cristalliseraient autour des objets neufs de la technologie.

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Cet apitoiement de pure forme sur le sort de la victime m’irritait. Simple prétexte pour une petite séance de gymnastique moralisante.

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Mon bref séjour à l’hôpital m’avait déjà convaincu que la carrière médicale est une porte ouverte à tous ceux qui nourrissent une rancune envers l’humanité.

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Catherine me voyait déjà sous un nouveau jour. Eprouvait-elle du respect – peut-être même de l’envie – à mon égard, parce que j’avais tué quelqu’un selon la seule méthode légale de meurtre qui nous reste aujourd’hui ?

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Les premières photos d’elle dans le véhicule défoncé montraient une jeune femme très ordinaire. Ses traits symétriques et sa peau vierge de toute ride décrivaient toute l’économie d’une vie passive et douillette, traversée de flirts sans conséquence subis sur les banquettes arrière de voitures bon marché, dans l’ignorance des véritables possibilités de son corps.

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Au cours de la semaine précédente, Helen s’était éloigné de moi, reléguant l’accident et tout ce qui me concernait à un passé dont elle ne reconnaissait plus la réalité. Je la sentais sur le point d’entrer dans cette période de disponibilité désinvolte que connaissent la plupart des gens après un deuil. Le choc de nos voitures et la mort de son mari étaient devenus les clés d’une sexualité nouvelle.

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Le regard qu’il promenait sue les spectateurs avait quelque chose d’insultant. Une fois de plus, j’étais frappé par son étrange mélange d’obsession personnelle, de clôture totale dans un univers de panique, et en même temps d’ouverture aux multiples expériences que pouvait lui offrir le monde extérieur.

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- Les techniques de simulation d’accident à la Prévention sont remarquablement avancées. Avec tout cet équipement, ils pourraient reproduire à volonté les morts de Jayne Mansfield et de Camus – même celle de Kennedy.
- Leur travail, c’est d’essayer de réduire le nombre des accidents, Vaughan, pas de l’augmenter.
- C’est sans doute une manière de voir les choses.

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Il ne restait que nous dans la station déserte. Catherine étendue, les jambes écartées, offrait sa bouche à Vaughan qui y frottait ses lèvres, présentant tour à tour chaque balafre. Leur étreinte sexuelle m’apparaissait comme un rituel vidé de contenu sexuel, le débat formel de deux corps exposant leur conception du mouvement et du choc.

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Les lignes des grosses américaines ou des coupés de sport européens l’enchantaient par leur soumission de la fonction à la forme.

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L’excitation qui envahissait mon esprit balançait entre la tendresse et l’hostilité : deux sentiments qui étaient devenus interchangeables.

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Devant moi, les éléments qui formaient sa personnalité, et sa musculature, flottaient à quelques millimètres les uns des autres dans une zone non pressurisée – comme le contenu d’une capsule spatiale.

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Le dernier des passagers du car venait d’être extrait de l’impériale. Cependant, le regard des spectateurs n’était pas dirigé vers les victimes humaines de la collision, mais vers des véhicules difformes au centre de la scène. Voyaient-ils dans ces épaves les modèles de leurs vies futures ?
READ DURING WEEK 16/06

OEUVRES

Stefan Wul

Œuvres – Le temple du passé / Piège sur Zarkass / La mort vivante
Editions Robert Laffont, Ailleurs et Demain, 1970

Extractions

Le temps est clément aux ouvrages qui content de grands prodiges et l’oubli n’engloutit pas aussi aisément les projections de l’imaginaire que les représentations de la réalité.

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Chose étrange, toutefois, l’énormité de cette angoisse avait une qualité anesthésiante. L’invraisemblance des faits dépassait l’imagination, comme un tir trop long manque sa cible. Et la peur était là, noire et massive, mais rendue impotente par sa propre démesure.

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J’ai dormi, se dit-il. Soit, j’ai économisé l’énergie au bénéfice de l’émetteur. Mais ne puis-je faire mieux ? Toute minute de ma vie vole l’émetteur d’une parcelle d’énergie. Toute minute d’émission me vole une parcelle de vie. Devrais-je…

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Carl sourit discrètement, à l’abri de sa mentonnière. Un masochisme racial soufflait toujours à Lopez un verdict sévère pour l’Homo sapiens, « cette brute conquérante », disait-il.

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Pendant la nuit, la terre trembla deux fois, mais sans trop de violence, et faisant seulement crier les singes. Comme si le Haut-Pays eût été un énorme animal, agacé de sentir des hommes lui nicher sur le dos.

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Nous tomberions morts sur place. Il ne faut pas plaisanter avec ça. Ils seraient tellement convaincus de notre mort immédiate qu’elle se produirait. Encore une fois, leur conviction émettrait un champ maléfique qui nous assassinerait proprement. Mais ils mettraient cela sur le dos des esprits…

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La magie n’est que de la science qui n’a pas encore été mise en équations.

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C’est impossible, je sais. Nos meilleurs cerveaux affirment que toute cette histoire est absolument, scientifiquement, rationnellement impossible. Mais elle se moque d’être impossible, cette histoire. Il lui suffit d’être réelle.

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Il ne découvrit pas sans malaise l’origine de cette dénomination : « Pyréné, fille de Bebryx, roi d’Ibérie. Séduite par Héraklès, elle mit au monde un serpent et s’enfuit, pour échapper à la colère de son père, dans les montagnes qui séparent la France de l’Espagne. Elle y fut dévorée par les bêtes fauves et l’on donna son nom à ces montagnes. »
Tout était malsain et inquiétant sur la Terre. Et les plus vieilles légendes portaient en elles un poison pour l’esprit, une morbidité dangereuse.

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A l’autre bout du laboratoire, par la porte ouverte, il voyait la silhouette de Martha immobile et toute petite dans son grand fauteuil.
Un soleil jaunâtre projetait par les croisées une lumière malsaine sur les dalles. Cette lumière tourna lentement au fil des heures, éclairant l’un après l’autre les bocaux alignés sur la grande table, comme pour marquer l’une après l’autre les phases de l’expérience satanique.
Le robinet mal fermé comptait les secondes en un crispant goutte-à-goutte dans la faïence d’un évier.
La lumière des croisées s’allongea de plus en plus, frôla la porte du couloir et mourut brusquement. Tout ne fut plus qu’ombres grises et tristes.

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Joachim s’aperçut qu’on pouvait à la fois être matérialiste et croire à des forces cachées. Voyait-on le vent ? Voyait-on la pensée ? Et pourtant, ces choses existaient.

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« Vous avez parcouru le chemin qui va du ver à l’homme… Qu’est le singe pour l’homme ? Une honte douloureuse et un objet de risée. Que sera l’homme pour le surhomme ? Une honte douloureuse et un objet de risée. »

READ DURING WEEK 15/06

L'HOMME-DEMOLI

Alfred Bester
Edition originale: The Demolished Man, 1955
Denoël, Présence du Futur, 1989

Extractions

Choisis tes ennemis toi-même, au lieu de laisser ce soin au hasard.

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C’est bien simple. Chaque homme est un équilibre entre deux impulsions différentes, l’instinct de la vie et l’instinct de la mort, qui se proposent un même but : atteindre le nirvana. L’instinct de la vie essaie d’y parvenir en détruisant tous les obstacles ; l’instinct de la mort, en se détruisant lui-même. D’habitude les deux instincts sont étroitement associés dans un individu bien adapté. Sous l’effet d’une tension trop forte, ils se dissocient.

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- Un homme doit choisir très tôt dans la vie, Duffy. S’il embrasse les filles, il dit adieu à son argent.
- Pourtant, vous m’embrassez.
- Uniquement parce que vous êtes l’image de la dame dont le portrait figure sur les billets de crédit.

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Bah ! nous ne jouons pas à un jeu d’enfants, vous et moi. Seuls les lâches et les faibles s’abritent derrière les règles du fair-play.

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Les gens anthropomorphisent toujours les objets dont ils se servent. Ils leur attribuent des caractéristiques humaines, leur donnent des noms d’amitié, les traitent comme des animaux familiers.

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Le Bastion Ouest, suprême rempart du siège de New-York, était considéré comme un monument commémoratif de la dernière guerre. On avait décidé tout d’abord que ses dix arpents déchiquetés par les projectiles seraient conservés tels quels pour dénoncer jusqu’à la fin des temps la démence meurtrière du conflit. Mais la dernière guerre ayant été, comme d’habitude, l’avant-dernière, les immeubles plus ou moins démolis du Bastion Ouest avaient été rafistolés tant bien que mal par des squaters.

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Powell se sentit en proie à un brusque accès d’exaspération. Il n’était pas en colère contre la voyante, mais contre cette évolution impitoyable qui donnait à l’homme des pouvoirs toujours accrus sans le débarrasser des vices qui l’empêchaient de les utiliser.

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- Un instant, je peux te fournir une précision. Si D’Courtney est mort de cette façon, il ne s’est sûrement pas suicidé.
- Pourquoi donc ?
- Parce qu’il faisait une fixation sur le poison. Il avait décidé de se tuer avec des narcotiques. Tu connais la mentalité des candidats au suicide, Linc. Une fois qu’ils ont adopté un genre de mort particulier, ils n’en changent jamais.

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Si je pouvais vous tuer, je vous tordrais le cou de mes propres mains. Je vous déchirerais membre à membre et vous suspendrais à une potence galactique, et l’univers me bénirait. Savez-vous combien vous êtes dangereux ? La peste sait-elle le péril qu’elle représente ? La mort a-t-elle conscience d’être la mort ?...

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Je dors ! hurla Reich en se dressant sur son séant. As-tu un peu d’eau de vie à me donner ? N’importe quoi… de l’opium, du hachisch, du somnar… Il faut que je me réveille, Duffy. Il faut que je retrouve la réalité.

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Voilà où nous vivons, tant que nous sommes…
Dans le service des maladies mentales. Sans évasion, sans refuges possibles. Félicitez-vous de ne pas être un télépathe, monsieur le directeur. Félicitez-vous de ne voir que l’extérieur de vos semblables. Félicitez-vous de ne jamais voir les passions, les haines, les jalousies, les méchancetés, les maladies… Félicitez-vous de voir très souvent la terrifiante vérité que les gens portent en eux. Le monde deviendra un endroit merveilleux lorsque tous les hommes seront télépathes et que tous seront bien ajustés… Mais jusqu’à ce moment-là, félicitez-vous d’être aveugle.

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Si un homme a assez de talent et de cran pour s’attaquer à la société, il est, de toute évidence, au-dessus du commun des mortels. Il faut le garder soigneusement, le remettre en bon ordre de marche, et lui donner une plus-value. Pourquoi le rejeter ? Si on fait ça trop souvent, il ne reste plus que des moutons.
READ DURING WEEK 14/06