Tuesday, May 22, 2007

LE-FLEUVE-DE-FEU


François Mauriac
Le fleuve de feu

Bernard Grasset, 1923
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Evitons-nous jamais de subir l’empreinte d’un être qui nous aime avec quelque ardeur ? Plus fortement que ceux que nous aimâmes, ceux qui nous ont aimés nous marquent.

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Daniel Trasis n’était pas du monde. Jamais il n’avait subi ce dressage qui, dans un homme du monde, détruit les correspondances naturelles entre la pensée et la parole, entre les sentiments et les gestes.

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Il ne pensait à rien, écoutait son propre cœur et le moindre froissement de feuilles, retrouvait une sensation éprouvée autrefois pendant les parties de cache-cache – lorsque Marie Ransinangue le cherchait, passait tout près de lui et qu’il retenait son souffle. Dès ce temps-là, il savait faire silence, s’engourdir, jusqu’à n’être plus qu’une parcelle de l’être muet que les vents seuls émeuvent : nature, opium unique.

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« Malheur à ceux qui s’enorgueillissent de ne pas succomber à la tentation qu’ils ne subiront jamais ! » Elle aimait répéter cela, faisant retour sur elle-même, parce qu’elle haïssait la chair, et qu’elle redoutait d’en éprouver de l’orgueil.

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On ne sait pas tout ce que l’enfance en se retirant laisse en nous de débris. Ah ! faux sentiments, «mysticaillerie».




READ DURING WEEK 18/07

LA-PRESQU'ÎLE


Julien Gracq
La presqu'île

Librairie José Corti, 1970
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Non, ce qui engourdissait ces campagnes peuplées de mauvais rêves, ce n’était pas la griffe appesantie d’un fléau, c’était plutôt un retrait souffreteux, une espèce de veuvage triste ; l’homme avait commencé à assujettir ces étendues vagues, puis il s’était lassé d’y mordre, et maintenant même le goût de maintenir sa prise avait pourri ; il s’était fait partout un reflux, un repli chagrin.

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Sur le banc de bois qui s’accotait à la cloison, une vieillarde qui serrait sur sa poitrine un fichu noir était assise près d’un panier d’osier, la tête baissée ; il était difficile de penser qu’elle fût entrée là et qu’elle en sortît jamais : elle semblait plutôt attendre, dans la lumière oblique de la croisée, sur le fond des bruns poisseux d’atelier, un peintre qui cherchât le caractère.

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Il ramena son regard vers la route grise et déserte. L’été était loin. Les champs autour de lui étaient vides ; dans les flaques figées des ornières qui se coulaient çà et là entre les fougères, dans la fraîcheur pénétrante et immobile de l’air mouillé, il traînait quelque chose de la tristesse inoccupée des fins de dimanche ; de nouveau, il se sentit seul.

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Il s’était bien attendu à ne pas retrouver sa remise intacte, mais il éprouvait la pointe d’une piqûre qui pénétrait plus loin ; il sentait que ce qui le désappointait n’était pas que ces bâtisses fussent laides, mais qu’elles désaccordaient une laideur connue. « j’ai vieilli », pensa-t-il, amèrement.

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Le monde, toujours panique – toujours alerté, alertant – le monde comme quelqu’un derrière la fenêtre qui vous tourne le dos, qui regarde ailleurs, et dont on voit seulement la nuque obsédante qui, par instants, bouge.

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Le bruit de ses pas sur le pavé retentissait contre le pavé des façades ; au long de ces venelles coudées il lui semblait se promener dans une oreille de pierre.

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Braye-la-Forêt était à l’évidence un des ces villages accotés aux anciennes forêts royales que le goût parisien du plein air commençait à aménager et à coloniser : un ancien hameau de grande culture enserré dans l’anneau de solitude des villégiatures du dimanche.

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L’œil évoquait vaguement, plutôt qu’une maison habitée, ces Réserves ou ces Pavillons discrètement luxueux et un peu retirés qui respirent au large sous les arbres d’été pour une clientèle choisie auprès des champs de courses ou des golfs à la mode, et que l’hiver fait ressembler soudain – rouillés, délavés, déteints - à un paquebot échoué sous les branches d’un crique perdue.

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On eût dit que la maison se partageait en deux versants comme ces villas d’une côte sauvage qui font face aux vagues. Derrière la marée battante du large qui heurtait les murs et faisait grelotter les vitres, je percevais encore vivement dans mon dos au-delà du corridor la douceur soudaine de cloître des arrières de la maison, une nuit close et coite, une nuit ancienne qui semblait sortir des armoires avec leur parfum vieilli.

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Quand je reviens par la pensée à cette Toussaint noyée, rien ne me paraît plus essentiel que d’essayer de lui rendre exactement son éclairage ; il me semble toujours que rien n’eût pu se passer de même sans cette intimité menacée et fragile, cette atmosphère d’éclosion paisible, à la fois songeuse et funèbre, que lui faisait la lueur tremblante des bougies.

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Quand l’œil désoeuvré plonge d’un balcon la nuit, à travers la rue, dans une pièce éclairée dont on a oublié de clore les rideaux, on voit des silhouettes qui semblent flottées sur une eau lente se déplacer aussi incompréhensiblement que des pièces d’échecs dans l’aquarium de cet intérieur inconnu.




READ DURING WEEK 16&17/07

Thursday, May 10, 2007

UN-ADOLESCENT-D'AUTREFOIS


François Mauriac
Un adolescent d'autrefois

Flammarion, 1982
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___________________________________________Extractions__________


Nous trinquâmes, le vieux et moi. Il me regardait du fond de ses quatre-vingts ans, sans ressentir aucune gêne de ce silence entre nous… Avec peut-être une nostalgie obscure ? Mais non, quel mot stupide « nostalgie » appliqué à ce vieux sanglier qui, en quatre-vingts ans, n’aura vécu qu’un seul jour, toujours le même, avec le fusil à portée de la main, avec sa bouteille de médoc à chaque repas, seul signe visible de sa fortune : aussi crasseux d’apparence, aussi ignare que le plus ignare et le plus crasseux des métayers dont il était la terreur. Pourtant ce fut bien une nostalgie que trahit ce qu’il me dit d’abord.

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Il y a cet échec, qui frappe moins avec les adversaires qu’avec les prétendus fidèles. Les ennemis, eux du moins, témoignent par leur haine que l’Eglise est encore capable de susciter une passion.

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Je me retrouvais dans cette ténèbre lactée d’un soir de lune, te que je suis toujours en ces heures-là, attentif au ruissellement de la Hure, à cette calme nuit murmurante, pareille à toutes les nuits, à cette même clarté qui baignera la pierre sous laquelle le corps que je fus finira par pourrir. Ce temps qui coule comme la Hure et la Hure est là toujours et sera là encore et continuera de couler… Et c’est à hurler d’horreur. Comment font les autres ? Ils n’ont pas l’air de savoir.

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En tout cas je savais mieux qu’eux ce qu’est la propriété. Qu’elle soit le vol, je m’en moquerais, mais elle est ce qui avilit, ce qui dégrade.

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…elle a toujours été persuadée que ce que j’appelle l’amour physique n’existe pas pour les êtres d’une certaine race dont nous sommes elle et moi, que c’est une invention des romanciers, qu’il est un devoir exigé de la femme par Dieu pour la propagation de l’espèce, et comme un remède à la bestialité des hommes ; elle ne m’a pas caché que c’est ce qui la déroute le plus dans la création. Je tombai d’accord avec elle que d’avoir si étroitement lié une âme capable de Dieu à un corps de chien, ouvrait devant l’esprit un abîme.

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Je me répétai : « Tu n’as aucune preuve ! Tu es victime de ce conteur arabe qui habite au-dedans de toi et qui invente indéfiniment des histoires, pour boucher les interstices ente les livres que tu lis, pour qu’un mur sans fissures te défende contre la vie. Mais cette fois, l’histoire que tu te racontes, c’est ta véritable histoire. Vraie ou inventée ? Quelle est la part de l’imaginaire ? A quel endroit précis recoupe-t-il le réel ? »

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Je regardai cette chambre qui était ma chambre et que rien ne marquait de mon signe en dehors des livres et des revues. C’était le papier marron qui avait toujours régné chez les miens : « Votre grand-mère adore le marron. » Aucun objet que de Saint-Sulpice : la pire des laideurs – celle que crée le manque de culture.

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Aujourd’hui j’avais vingt et un ans, personne n’avait de pouvoir sur moi. Je me dépouillerais de tout d’un seul coup. Les propriétés, je les arracherais de moi, je les laisserais à maman. Elle les aurait toutes à elle, mais elle en mourrait. Car sa folie, c’était l’héritage éternel, c’était la mort vaincue par l’héritage.

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Le vrai est que moi aussi, tout comme elle, je vous préfère Maltaverne, mais pour d’autres raisons que maman : ce ne sont pas les propriétés en tant que propriétés, ce n’est pas la possession au sens où elle l’entend ; je n’oserais l’avouer à personne qu’à Donzac. Je ne peux pas abandonner cette terre, ces arbres, ce ruisseau, ce ciel entre les cimes des pins, ces géants bien-aimés, cette odeur de résine et de marécage qui est pour moi (c’est fou !) l’odeur même de mon désespoir.

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Je connais, et Donzac connaît ce trait de ma nature, je ne sais s’il est très singulier ou s’il est commun a beaucoup d’hommes : quand je tiens à quelqu’un, ce besoin que j’ai de sa souffrance pour être rassuré.

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Oui, moi je suis humble, pour l’humilité je ne crains personne, je ne crois pas qu’aucun de mes gestes ait la moindre importance.

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Ce qu’elle seule pouvait me donner et qu’elle m’a donné, je ne l’oublierai jamais, si vieux que je vive. Mais comprends-moi, maman, moi aussi j’ai passé la ligne au-delà de laquelle il n’est plus question d’être heureux ; il s’agit de dominer la vie. Cette ligne, je l’aurai passée à vingt-deux ans, et toi, la soixantaine sonnée.




READ DURING WEEK 14&15/07

Wednesday, May 02, 2007

UN-BEAU-TENEBREUX

Julien Gracq
Un beau ténébreux

Librairie José Corti, 1945
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___________________________________________Extractions__________


Je me suis senti aujourd’hui singulièrement déprimé, tout isolé dans cette petite ville oisive où je ne connais personne et où je n’ai que faire, où j’ai échoué par désoeuvrement. Je comptais travailler ferme à cette étude sur Rimbaud, mais la littérature m’ennuie. Et il y a plus grave encore : je vieillis, et il me semble que j’ai imperceptiblement glissé du temps que l’on passe à vivre à celui que l’on passe à regarder la vie s’écouler.

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Les parfums : une des rares choses qui pour moi enrichissent la vie. L’incroyable timidité de notre civilisation devant les odeurs. Un parfum de grand couturier : à cela seul on peut mesurer l’amaigrissement de la sensualité moderne. Il faut toute l’épaisseur de la tradition catholique pour imposer encore sans scandale un arôme aussi corpulent, d’une présence aussi assurée que celui de l’encens.

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D’une certaine manière l’idée naquit, il me semble, en moi très tôt de cette inquiétude exaltée avec laquelle au milieu de nous nous le sentions ainsi bouger, vivre, qu’Allan « brûlait sa vie par les deux bouts ». Dans ses entretiens avec moi – ces entretiens si fraternels, si graves, de la cour du collège, un bras jeté autour des épaules, dont le souvenir décompose soudain la vie de l’homme mûr en je ne sais quelle grimace d’abominable futilité – revenait souvent en lui comme une obsession l’idée si étrange, si peu de son âge, que l’on peut épuiser la vie. Dans cette tragédie de l’époque enfantine, cette tragédie dont la catastrophe finale est seulement la vie, la vie courante, désenchantée, il devinait très clairement le dernier acte, - comme plus tard arrivé à l’âge d’homme il devait pardessus tout ressentir d’avance sa dernière péripétie : la mort.

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La différence essentielle lui paraissait consister en ceci : que tandis que Dante imaginait les cercles de son enfer descendant en rétrécissant sans cesse leurs spires, comme la cuvette du fourmilion, vers le puit final où « Satan pleure avec ses six yeux » - Hugo, par une singulière inversion de cette image, faisait cheminer vers le bas ses spirales en s’élargissant sans cesse dans la profondeur, jusqu’à lâcher l’imagination dans un maëlstrom, un vertige, une dissolution brusque et géante dans le noir.

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Il y a matière à d’amples réflexions dans le fait qu’un chef d’œuvre se reconnaît – entre autres choses, plus qu’autre chose – à certaines proportions, ou plutôt disproportions singulières, absolument à mon sens irréductibles à l’art extérieur et au demeurant bien sommaire de la composition. J’ai parfois l’impression, en feuilletant un livre aimé, de sentir au dessus de mon épaule l’auteur penché qui, comme dans les jeux de notre enfance, d’un certain clin d’œil dur m’indique que je « brûle » ou que je m’éloigne. Je suis convaincu que si je pouvais voir sous un vrai jour cette phrase, peut-être ce mot central, focal, qui m’échappe toujours et que pourtant me désignent, courant à travers la trame du style, certaines orbes grandioses et concentriques comme d’un milan qui plane au-dessus d’une vaste étendue de campagnes, - alors je sentirai changer ces pages dont le secret enseveli me bouleverse, et commencer le voyage sans retour de la révélation.

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Là pourtant serait peut-être le seul crime sans rachat : dans une vie gâchée, rognée, rongée par la paresse, la peur, le scrupule calculateur. L’anéantissement minutieux et quotidien des possibilités offertes. Et, pour en finir, cet étouffement, justifié par un moelleux système de scepticisme. Ce qui commence par « Je me hâtais de déplaire exprès, par crainte de déplaire naturellement » (Mauriac) continue par « Je me hâtais d’échouer exprès, par crainte d’échouer naturellement », et pourrait se terminer un jour par : « Je me hâtai de mourir exprès, par crainte de mourir naturellement » (une phrase d’excellent comique). Rien de plus propre peut-être à épuiser une vie qu’une telle combinaison de l’orgueil et de la lâcheté (« Cela finira mal »).

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Combien plus que les maisons abandonnées m’intriguent, m’égarent, quand elles sont vraiment le vêtement de pierre, la coquille façonnée, gauchie par l’habitude, de la vie de tous les jours, ces pièces à l’instant quittées, chaudes encore comme un manteau qu’on dépouille, et auxquelles un désordre maigre de papiers, de linges, je ne sais quel air d’attente hagarde, de geste suspendu, suffisent à prêter, par-dessus tout autre témoignage, une authenticité moins imitable encore que celle d’un visage.

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Lorsque le regard isole longuement, obstinément dans un détachement volontaire de tout le reste, un meuble, un portrait, un détail de tapisserie, il arrive parfois qu’à les voir tels qu’ils sont, dans leur allure à jamais singulière, tout ce qui d’eux-mêmes ressort enfin d’absolument irréductible à tout motif plausible, à toute sollicitation raisonnable, - jusqu’à soudain rendre invisible tout le reste – tout ce qui fait qu’ils sont, tout ce qui en eux tend à suggérer ce qu’ils pourraient aussi être, lorsqu’on se sent soudain incapable de se dire plus longtemps « ce n’est que cela » - alors on ressent parfois, dans de rares occasions, cette panique inconjurable que j’ai ressentie hier.

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Dans les meilleurs moments, je lui vois pour moi cette même douceur attentive, prévenante, qu’on voit aux malades graves pour ceux qui veillent à leur chevet : ils caressent sur autrui l’image de leur propre malheur.

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J’appelle deviner tout simplement le plus triomphant moment de la quête. La vérité est triste, comme vous le savez. Elle déçoit parce qu’elle restreint. Elle tient dans un poing fermé, puis dans le geste d’une main qui se délace et rejette. Elle est pauvre, elle démeuble et démunit. Mais à l’approche d’une vérité un peu haute, encore seulement pressentie, il se fait dans l’âme dilatée pour la recevoir un épanouissement amoureux, un calibrage de grande ampleur où s’indique la communion avec ce qu’elle désire recevoir en nourriture. C’est cette ascèse quasi mystique, cette équivalence pressentie, si précise et quasi miraculeuse, du désir et de sa pâture, ces approches un peu hautes de la Table que j’appelle deviner.

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Vous m’entendez mal, Allan, ou peut-être m’entendez-vous trop bien. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans l’énigme que je me propose. Tout est tellement dérisoire, inoffensif. Tout réside tellement dans les idées qu’on s’en fait, dans un certain pouvoir oblique de suggestion équivoque, dans la spéculation effrénée sur la faim qu’à l’homme d’inventer, de croire, de bâtir le compliqué, le pervers, le ténébreux. Mais c’est là ce qu’il y a d’angoissant, de tragique. C’est là que se noue le piège et que et que s’abrite l’assassin aux mains pures, aux mains, je ne crains pas de le dire, immaculées.

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Comme ce sol supporte mal la vie, l’expulse. Ici on a pu, on a dû être plus exigeant qu’ailleurs sur les raisons qu’on a d’y rester, s’interroger plus pertinemment sur ses vraies chances

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« J’ai lu quelque part que la mort était une société secrète. Le mot donne, n’est-ce pas, à réfléchir. Ce qui n’est qu’une fin, un pis-aller, et c’est peu dire, pour la plupart des êtres, ne peut-il devenir pour d’autres une vocation ? »

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Il y avait pour chacun d’eux, dans chacun de ces jours sans âge, frappés d’un condamnation si évidente, si irrévocablement les derniers, quelque chose d’une saveur libre et sauvage ; et chaque matin de ces jours si vacants – comme le sursis d’un condamné, comme le congé d’un écolier que prolonge au dernier moment par miracle un deuil, une maladie, - déraciné du temps semblait béer soudain sur des possibilités plus secrètes – comme si, distraits aussi bien des vacances banales que de l’enchaînement des tâches quotidiennes, ces jours leurs eussent parus soudain – démesurés, omineux, d’une plénitude presque suffocante, - les seuls vraiment gagnés sur la mort.




READ DURING WEEK 13/07