Thursday, August 23, 2007

MORT-A-CREDIT


Louis-Ferdinand Céline
Mort à crédit

Editions Gallimard, 1952
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___________________________________________Extractions__________


Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde.

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Elle savait Madame Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire… Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d’autre chose…

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C’est un métier pénible le nôtre, la consultation. Lui aussi le soir il est vanné. Presque tous les gens ils posent des questions lassantes. Ça sert à rien qu’on se dépêche, il faut leur répéter vingt fois tous les détails de l’ordonnance. Ils ont plaisir à faire causer, à ce qu’on s’épuise… Ils en feront rien des beaux conseils, rien du tout. Mais ils ont peur qu’on se donne pas de mal, pour être plus sûr ils insistent ; c’est des ventouses, des radios, des prises… qu’on les tripote de haut en bas… qu’on mesure tout… L’artérielle et puis la connerie…

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Que tu te passionnes… C’est pour ça que t’as des diplômes… Ah ! s’amuser avec sa mort tout pendant qu’il l’a fabrique, ça c’est tout l’Homme, Ferdinand !

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-Gustin que je lui ai fait comme ça, tu n’as pas toujours été aussi connard qu’aujourd’hui, abruti par les circonstances, le métier, la soif, les soumissions les plus funestes… Peux-tu encore, un petit moment, te rétablir en poésie ? faire un petit bond de cœur et de bite au récit d’une épopée, tragique certes, mais noble… étincelante !... Te crois-tu capable ?...

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Il a fini sous le piano… Les artérioles du myocarde quand elles éclatent une par une, c’est une harpe pas ordinaire… C’est malheureux qu’on revienne jamais d’une angine de poitrine. Y aurait de la sagesse et du génie pour tout le monde.

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Destinée ou pas, on en prend marre de vieillir, de voir changer les maisons, les numéros, les tramways et le gens de coiffure, autour de son existence. Robe courte ou bonnet fendu, pain rassis, navire à roulettes, tout à l’aviation, c’est du même ! On vous gaspille la sympathie. Je veux plus changer. J’aurais bien des choses à me plaindre mais je suis marié avec elles, je suis navrant et je m’adore autant que la Seine est pourrie.

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De me voir embrasser l’aïeule ça les excitait. J’étais pourtant bien écoeuré par ce seul baiser… Et puis d’avoir marché trop vite. Mais quand elle se mettait à causer ils étaient tous forcés de se taire. Ils ne savaient pas quoi lui répondre. Elle ne conversait la tante qu’à l’imparfait du subjonctif. C’étaient des modes périmées. Ça coupait la chique à tout le monde. Il était temps qu’elle décampe.

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Dans le noir, derrière la tante, derrière son fauteuil, y avait tout ce qui était fini, y avait mon grand père Léopold qui n’est jamais revenu des Indes, y avait la vierge Marie, y avait Monsieur de Bergerac, Félix Faure et Lustucru et l’imparfait du subjonctif. Voilà.

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Fallait se méfier du vol et de la casse, les rogatons c’est fragile. J’ai défiguré sans le faire exprès des tonnes de camelote. L’antique ça m’écoeure encore, c’est de ça pourtant qu’on bouffait. C’est triste les raclures du temps… c’est infect, c’est moche. On en vendait de gré ou de froce. Ça se faisait à l’abrutissement. On sonnait le chaland sous les cascades de bobards… les avantages incroyables… sans pitié aucune… fallait qu’il cède à l’argument… qu’il perde son bon sens… Il repassait la porte ébloui, avec la tasse Louis XIII en fouille, l’éventail ajouré bergère et minet dans un papier de soie. C’est étonnant ce qu’elles me répugnaient moi les grandes personnes qui emmenaient chez elles des trucs pareils…

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Avec sa femme, il venait nous voir au Jour de l’An. Tellement ils faisaient d’économies, ils mangeaient si mal, ils parlaient à personne, que le jour où ils sont crounis, on se souvenait plus d’eux dans le quartier. Ce fut la surprise. Ils ont fini francs-maçons, lui d’un cancer, elle d’abstinence. On l’a retrouvée sa femme, la blanche, aux Buttes-Chaumont.

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J’aimais pas moi, les questions. Je me renfrognais aussitôt… Avouer ça attire les malheurs.

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La peine en ce temps-là on en parlait pas. C’est en somme que beaucoup plus tard qu’on a commencé à se rendre compte que c’était chiant d’être travailleurs. On avait seulement des indices.

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Ça me plaît bien moi l’endroit du quai… l’espèce de foire et les gens vagues… c’est bien agréable une langue dont on ne comprend rien… c’est comme un brouillard aussi qui vadrouille dans les idées… C’est bon, y a pas vraiment meilleur… C’est admirable tant que les mots ne sortent pas du rêve…

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De mon côté, à la Coccinelle, je dois subir quotidiennement les attaques sournoises, perfides, raffinées dirai-je, d’une coterie de jeunes rédacteurs récemment entrés en fonctions… Nantis de haut diplômes universitaires (certains d’entre eux sont licenciés), très fort de leurs appuis au près du Directeur général, de leurs alliances mondaines et familiales nombreuses, de leur formation très ‘moderne’ (absence presque absolue de tout scrupule), ces jeunes ambitieux disposent sur les simples employés du rang, tels que moi-même, d’avantages écrasants… Nul doute qu’ils ne parviennent (et fort rapidement semble-t-il) non seulement à nous supplanter, mais à nous évincer radicalement de nos postes modestes !... Ce n’est plus, sans noircir aucunement les choses, qu’une simple question de mois ! Aucune illusion à cet égard !

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Ton père ne peut pas lui s’en rendre compte. Il ne voit pas les affaires comme moi de tout près, chaque jour… Heureusement, mon Dieu, merci ! C’est plus pour quelques cents francs mais pour des mille et milliers de francs qu’il nous faudrait de la camelote pour avoir un vrai choix moderne ! Où donc trouver une telle fortune ? Avec quel crédit, mon Dieu ? Tout ça n’est possible qu’aux grandes entreprises ! Aux boîtes colossales !... Nos petits magasins, tu vois, sont condamnés à disparaître !... Ça n’est plus qu’une question d’années… De mois peut-être !… Une lutte acharnée pour rien… Les grands bazars nous écrasent… Je vois venir cela depuis longtemps… Déjà du temps de Caroline… on avait de plus en plus de mal… ça n’est pas d’hier !... Les mortes-saisons s’éternisent… et chaque année davantage !...

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Courtial des Pereires, secrétaire, précurseur, propriétaire, animateur du « Génitron », avait toujours réponse à tout et jamais embarrassé, atermoyeur ou déconfit !... Son aplomb, sa compétence absolue, son irrésistible optimisme le rendaient invulnérable aux pires assauts des pires conneries… D’ailleurs, il ne supportait jamais les longues controverses…

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Tu restes, je le crains, pour toujours dans ta poubelle à raison ! Tant pis pour toi ! C’est toi le couillon Ferdinand ! le myope ! l’aveugle ! l’absurde ! le sourd ! le manchot ! la bûche !... C’est toi qui souilles tout mon désordre par tes réflexions si vicieuses… En l’Harmonie, Ferdinand, la seule joie du monde ! La seule délivrance ! La seule vérité ! L’Harmonie ! Trouver l’Harmonie ! Voilà… Cette boutique est en Har-mo-nie !... M’entends-tu ! Ferdinand ? comme un cerveau pas davantage ! En ordre ! Pouah ! En ordre ! Enlève-moi ce mot ! cette chose ! Habituez-vous à l’Harmonie ! et l’Harmonie vous retrouvera ! Et vous retrouverez tout ce que vous cherchez depuis si longtemps sur les routes du monde…

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Toi n’est-ce pas, qui te laisses vivre ! Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu t’en fous au maximum des conséquences universelles que peuvent avoir nos moindres actes, nos pensées les plus imprévues !... Tu t’en balances !... tu restes hermétique n’est-ce pas ? calfaté !... Bien sanglé au fond de ta substance… Tu ne communiques avec rien… Rie n’est-ce pas ? Manger ! Boire ! Dormir ! Là-haut bien peinardement… emmitouflé sur mon sofa !... Te voilà comblé… Bouffi de tous les bien-être… La terre poursuit… Comment ? Pourquoi ? Effrayant miracle ! son périple… extraordinairement mystérieux… vers un but immensément imprévisible… dans un ciel tout éblouissant de comètes… toutes inconnues… d’une giration sur une autre… et dont chaque seconde est l’aboutissant et d’ailleurs encore le prélude d’une éternité d’autres miracles… d’impénétrables prodiges, par milliers !... Ferdinand ! millions ! milliards de trillions d’années… Et toi ? que fais-tu là, au sein de cette voltige cosmologonique ? du grand effarement sidéral ? Hein ? tu bâfres ! Tu engloutis ! Tu ronfles ! Tu te marres !... Oui ! Salade ! Gruyère ! Sapience ! Navets ! Tout ! Tu t’ébroues dans ta propre fange ! Vautré ! Souillé ! Replet ! Dispos ! Tu ne demandes rien ! Tu passes à travers les étoiles… comme à travers les gouttes de mai !... Alors ! tu es admirable, Ferdinand ? Tu penses véritablement que cela peut durer toujours ?

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Il s’agissait de lutter, sans perdre une seconde, contre le péril naissant des fabrications « en série ». Des Pereires malgré son culte du progrès certain exécrait, depuis toujours, toute la production standard… Il s’en montra dès le début l’adversaire irréductible… Il en présageait l’inéluctable amoindrissement des personnalités humaines pas la mort de l’artisanat…

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Peut-être que je le reverrais plus jamais… qu’il était parti tout entier… qu’il était rentré corps et âme dans les histoires qu’on raconte… Ah c’est bien terrible quand même… on a beau être jeune quand on s’aperçoit pour le premier coup… comme on perd des gens sur la route… des potes qu’on reverra plus… plus jamais… qu’ils ont disparus comme des songes… que c’est terminé… évanoui… qu’on s’en ira soi-même se perdre aussi… un jour très loin encore… mais forcément… dans tout l’atroce torrent des choses, des gens… des jours… des formes qui passent… qui s’arrêtent jamais… Tous les connards, les pilons, tous les curieux, toute la frimande qui déambule sous les arcades, avec leurs lorgnons, leurs riflards et les petites clefs à la corde…

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Il est demeuré comme ça sur le pas de la porte… Il était pas décidé… Il regardait sous les galeries… Il a filé vers la gauche plut^t donc vers les « Emeutes »… S’il était parti sur la droite, c’était plutôt pour les « Vases » et son martinet… Dès que dans l’existence ça va un tout petit peu mieux, on ne pense plus qu’aux saloperies.

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Comme ça, en regardant au loin, on commençait à deviner la forme des autres boîtes… Et puis après le grand terrain vague… les hautes cheminées… la fabrique d’Arcueil… celle qui sentait fort la cannelle par-dessus la vigne et l’étang. On voyait maintenant les villas tout alentour… Et tous les calibres !... Les coloris peu à peu… comme une vrai bagarre… qu’elles s’attaqueraient dans les champs, en fantasia, toutes les mochetées !... Les rocailleuses, les raplaties, les arrogantes, les bancroches… Elles carambolent les mal finies !... les pâles ! les minces ! les fondantes… Celles qui vacillent après la charpente !... C’est un massacre en jaune, en brique, en mi-pisseux… Y en a pas une qui tient en l’air !... C’est tout du joujou dans la merde !...

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La ferme était bien délabrée… Ça c’était prévu dans les textes ! Le vieux qui la tenait en dernier il venait de mourir deux mois plus tôt et personne dans toute la famille n’avait voulu le remplacer… Personne ne voulait du terrain, ni du gourbi, ni même du hameau, semblait-il… On est entré dans d’autres masures un peu plus loin… On a frappé à toutes les portes… On a pénétré dans les granges… Y avait plus un signe de vie… Près de l’abreuvoir, à la fin, on a découvert quand même, dans le fond d’une espèce de soupente, deux vieux croquants si âgés qu’ils pouvaient plus quitter leur piaule… Ils étaient devenus presque aveugles… et sourds alors tout à fait… Ils se pissaient tout le temps l’un sur l’autre… Ça semblait leur seule distraction… On a essayé de leur causer… Ils savaient pas quoi nous répondre… Ils nous faisaient des signes qu’on s’en aille… qu’on les laisse tout à fait tranquilles… Ils avaient perdu l’habitude qu’un leur rende visite… On leur faisait peur.

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Aussitôt qu’une entreprise prend un petit peu d’envergure, elle se trouve « ipso facto » en butte à mille menées hostiles, sournoises, subtiles, inlassables… On peut pas dire le contraire ! La fatalité tragique pénètre dans ses fibres mêmes… vulnère doucement la trame, si intimement que, pour échapper au désastre, ne pas finir en carambouille, les plus astucieux capitaines, les conquérants les plus crâneurs ne peuvent et ne doivent compter, en définitive, que sur quelque étrange miracle…

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Ton père était encore malade… Il a manqué son bureau plusieurs fois de suite cet hiver… Ils avaient peur tous les deux que, cette fois-là, ça soye la bonne… qu’ils attendent plus Lempreinte et l’autre… qu’ils le révoquent… Mais ils l’ont repris en fin de compte… Par contre, ils ont défalqué intégralement ses jours d’absence ! Imagine ! Pour une maladie ! Pour une compagnie qui roule sur des cent millions ! qu’à des immeubles presque partout ! C’est pas une honte ?... C’est pas effroyable ?... D’abord tiens c’est bien exact… Plus qu’ils sont lourds plus qu’ils en veulent… C’est insatiable voilà tout ! C’est jamais assez !... Plus c’est l’opulence et tant plus c’est la charogne !... C’est terrible les compagnies !... Moi je vois bien dans mon petit truc… C’est des suceurs tous tant qu’ils sont !... des voraces ! des vrais pompe-moelle !... Ah C’est pas imaginable !... Parfaitement exact… Et puis c’est comme ça qu’on devient riche… Que comme ça !




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