Tuesday, May 22, 2007

LA-PRESQU'ÎLE


Julien Gracq
La presqu'île

Librairie José Corti, 1970
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___________________________________________Extractions__________


Non, ce qui engourdissait ces campagnes peuplées de mauvais rêves, ce n’était pas la griffe appesantie d’un fléau, c’était plutôt un retrait souffreteux, une espèce de veuvage triste ; l’homme avait commencé à assujettir ces étendues vagues, puis il s’était lassé d’y mordre, et maintenant même le goût de maintenir sa prise avait pourri ; il s’était fait partout un reflux, un repli chagrin.

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Sur le banc de bois qui s’accotait à la cloison, une vieillarde qui serrait sur sa poitrine un fichu noir était assise près d’un panier d’osier, la tête baissée ; il était difficile de penser qu’elle fût entrée là et qu’elle en sortît jamais : elle semblait plutôt attendre, dans la lumière oblique de la croisée, sur le fond des bruns poisseux d’atelier, un peintre qui cherchât le caractère.

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Il ramena son regard vers la route grise et déserte. L’été était loin. Les champs autour de lui étaient vides ; dans les flaques figées des ornières qui se coulaient çà et là entre les fougères, dans la fraîcheur pénétrante et immobile de l’air mouillé, il traînait quelque chose de la tristesse inoccupée des fins de dimanche ; de nouveau, il se sentit seul.

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Il s’était bien attendu à ne pas retrouver sa remise intacte, mais il éprouvait la pointe d’une piqûre qui pénétrait plus loin ; il sentait que ce qui le désappointait n’était pas que ces bâtisses fussent laides, mais qu’elles désaccordaient une laideur connue. « j’ai vieilli », pensa-t-il, amèrement.

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Le monde, toujours panique – toujours alerté, alertant – le monde comme quelqu’un derrière la fenêtre qui vous tourne le dos, qui regarde ailleurs, et dont on voit seulement la nuque obsédante qui, par instants, bouge.

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Le bruit de ses pas sur le pavé retentissait contre le pavé des façades ; au long de ces venelles coudées il lui semblait se promener dans une oreille de pierre.

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Braye-la-Forêt était à l’évidence un des ces villages accotés aux anciennes forêts royales que le goût parisien du plein air commençait à aménager et à coloniser : un ancien hameau de grande culture enserré dans l’anneau de solitude des villégiatures du dimanche.

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L’œil évoquait vaguement, plutôt qu’une maison habitée, ces Réserves ou ces Pavillons discrètement luxueux et un peu retirés qui respirent au large sous les arbres d’été pour une clientèle choisie auprès des champs de courses ou des golfs à la mode, et que l’hiver fait ressembler soudain – rouillés, délavés, déteints - à un paquebot échoué sous les branches d’un crique perdue.

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On eût dit que la maison se partageait en deux versants comme ces villas d’une côte sauvage qui font face aux vagues. Derrière la marée battante du large qui heurtait les murs et faisait grelotter les vitres, je percevais encore vivement dans mon dos au-delà du corridor la douceur soudaine de cloître des arrières de la maison, une nuit close et coite, une nuit ancienne qui semblait sortir des armoires avec leur parfum vieilli.

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Quand je reviens par la pensée à cette Toussaint noyée, rien ne me paraît plus essentiel que d’essayer de lui rendre exactement son éclairage ; il me semble toujours que rien n’eût pu se passer de même sans cette intimité menacée et fragile, cette atmosphère d’éclosion paisible, à la fois songeuse et funèbre, que lui faisait la lueur tremblante des bougies.

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Quand l’œil désoeuvré plonge d’un balcon la nuit, à travers la rue, dans une pièce éclairée dont on a oublié de clore les rideaux, on voit des silhouettes qui semblent flottées sur une eau lente se déplacer aussi incompréhensiblement que des pièces d’échecs dans l’aquarium de cet intérieur inconnu.




READ DURING WEEK 16&17/07

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