Wednesday, May 02, 2007

UN-BEAU-TENEBREUX

Julien Gracq
Un beau ténébreux

Librairie José Corti, 1945
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___________________________________________Extractions__________


Je me suis senti aujourd’hui singulièrement déprimé, tout isolé dans cette petite ville oisive où je ne connais personne et où je n’ai que faire, où j’ai échoué par désoeuvrement. Je comptais travailler ferme à cette étude sur Rimbaud, mais la littérature m’ennuie. Et il y a plus grave encore : je vieillis, et il me semble que j’ai imperceptiblement glissé du temps que l’on passe à vivre à celui que l’on passe à regarder la vie s’écouler.

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Les parfums : une des rares choses qui pour moi enrichissent la vie. L’incroyable timidité de notre civilisation devant les odeurs. Un parfum de grand couturier : à cela seul on peut mesurer l’amaigrissement de la sensualité moderne. Il faut toute l’épaisseur de la tradition catholique pour imposer encore sans scandale un arôme aussi corpulent, d’une présence aussi assurée que celui de l’encens.

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D’une certaine manière l’idée naquit, il me semble, en moi très tôt de cette inquiétude exaltée avec laquelle au milieu de nous nous le sentions ainsi bouger, vivre, qu’Allan « brûlait sa vie par les deux bouts ». Dans ses entretiens avec moi – ces entretiens si fraternels, si graves, de la cour du collège, un bras jeté autour des épaules, dont le souvenir décompose soudain la vie de l’homme mûr en je ne sais quelle grimace d’abominable futilité – revenait souvent en lui comme une obsession l’idée si étrange, si peu de son âge, que l’on peut épuiser la vie. Dans cette tragédie de l’époque enfantine, cette tragédie dont la catastrophe finale est seulement la vie, la vie courante, désenchantée, il devinait très clairement le dernier acte, - comme plus tard arrivé à l’âge d’homme il devait pardessus tout ressentir d’avance sa dernière péripétie : la mort.

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La différence essentielle lui paraissait consister en ceci : que tandis que Dante imaginait les cercles de son enfer descendant en rétrécissant sans cesse leurs spires, comme la cuvette du fourmilion, vers le puit final où « Satan pleure avec ses six yeux » - Hugo, par une singulière inversion de cette image, faisait cheminer vers le bas ses spirales en s’élargissant sans cesse dans la profondeur, jusqu’à lâcher l’imagination dans un maëlstrom, un vertige, une dissolution brusque et géante dans le noir.

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Il y a matière à d’amples réflexions dans le fait qu’un chef d’œuvre se reconnaît – entre autres choses, plus qu’autre chose – à certaines proportions, ou plutôt disproportions singulières, absolument à mon sens irréductibles à l’art extérieur et au demeurant bien sommaire de la composition. J’ai parfois l’impression, en feuilletant un livre aimé, de sentir au dessus de mon épaule l’auteur penché qui, comme dans les jeux de notre enfance, d’un certain clin d’œil dur m’indique que je « brûle » ou que je m’éloigne. Je suis convaincu que si je pouvais voir sous un vrai jour cette phrase, peut-être ce mot central, focal, qui m’échappe toujours et que pourtant me désignent, courant à travers la trame du style, certaines orbes grandioses et concentriques comme d’un milan qui plane au-dessus d’une vaste étendue de campagnes, - alors je sentirai changer ces pages dont le secret enseveli me bouleverse, et commencer le voyage sans retour de la révélation.

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Là pourtant serait peut-être le seul crime sans rachat : dans une vie gâchée, rognée, rongée par la paresse, la peur, le scrupule calculateur. L’anéantissement minutieux et quotidien des possibilités offertes. Et, pour en finir, cet étouffement, justifié par un moelleux système de scepticisme. Ce qui commence par « Je me hâtais de déplaire exprès, par crainte de déplaire naturellement » (Mauriac) continue par « Je me hâtais d’échouer exprès, par crainte d’échouer naturellement », et pourrait se terminer un jour par : « Je me hâtai de mourir exprès, par crainte de mourir naturellement » (une phrase d’excellent comique). Rien de plus propre peut-être à épuiser une vie qu’une telle combinaison de l’orgueil et de la lâcheté (« Cela finira mal »).

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Combien plus que les maisons abandonnées m’intriguent, m’égarent, quand elles sont vraiment le vêtement de pierre, la coquille façonnée, gauchie par l’habitude, de la vie de tous les jours, ces pièces à l’instant quittées, chaudes encore comme un manteau qu’on dépouille, et auxquelles un désordre maigre de papiers, de linges, je ne sais quel air d’attente hagarde, de geste suspendu, suffisent à prêter, par-dessus tout autre témoignage, une authenticité moins imitable encore que celle d’un visage.

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Lorsque le regard isole longuement, obstinément dans un détachement volontaire de tout le reste, un meuble, un portrait, un détail de tapisserie, il arrive parfois qu’à les voir tels qu’ils sont, dans leur allure à jamais singulière, tout ce qui d’eux-mêmes ressort enfin d’absolument irréductible à tout motif plausible, à toute sollicitation raisonnable, - jusqu’à soudain rendre invisible tout le reste – tout ce qui fait qu’ils sont, tout ce qui en eux tend à suggérer ce qu’ils pourraient aussi être, lorsqu’on se sent soudain incapable de se dire plus longtemps « ce n’est que cela » - alors on ressent parfois, dans de rares occasions, cette panique inconjurable que j’ai ressentie hier.

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Dans les meilleurs moments, je lui vois pour moi cette même douceur attentive, prévenante, qu’on voit aux malades graves pour ceux qui veillent à leur chevet : ils caressent sur autrui l’image de leur propre malheur.

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J’appelle deviner tout simplement le plus triomphant moment de la quête. La vérité est triste, comme vous le savez. Elle déçoit parce qu’elle restreint. Elle tient dans un poing fermé, puis dans le geste d’une main qui se délace et rejette. Elle est pauvre, elle démeuble et démunit. Mais à l’approche d’une vérité un peu haute, encore seulement pressentie, il se fait dans l’âme dilatée pour la recevoir un épanouissement amoureux, un calibrage de grande ampleur où s’indique la communion avec ce qu’elle désire recevoir en nourriture. C’est cette ascèse quasi mystique, cette équivalence pressentie, si précise et quasi miraculeuse, du désir et de sa pâture, ces approches un peu hautes de la Table que j’appelle deviner.

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Vous m’entendez mal, Allan, ou peut-être m’entendez-vous trop bien. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans l’énigme que je me propose. Tout est tellement dérisoire, inoffensif. Tout réside tellement dans les idées qu’on s’en fait, dans un certain pouvoir oblique de suggestion équivoque, dans la spéculation effrénée sur la faim qu’à l’homme d’inventer, de croire, de bâtir le compliqué, le pervers, le ténébreux. Mais c’est là ce qu’il y a d’angoissant, de tragique. C’est là que se noue le piège et que et que s’abrite l’assassin aux mains pures, aux mains, je ne crains pas de le dire, immaculées.

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Comme ce sol supporte mal la vie, l’expulse. Ici on a pu, on a dû être plus exigeant qu’ailleurs sur les raisons qu’on a d’y rester, s’interroger plus pertinemment sur ses vraies chances

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« J’ai lu quelque part que la mort était une société secrète. Le mot donne, n’est-ce pas, à réfléchir. Ce qui n’est qu’une fin, un pis-aller, et c’est peu dire, pour la plupart des êtres, ne peut-il devenir pour d’autres une vocation ? »

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Il y avait pour chacun d’eux, dans chacun de ces jours sans âge, frappés d’un condamnation si évidente, si irrévocablement les derniers, quelque chose d’une saveur libre et sauvage ; et chaque matin de ces jours si vacants – comme le sursis d’un condamné, comme le congé d’un écolier que prolonge au dernier moment par miracle un deuil, une maladie, - déraciné du temps semblait béer soudain sur des possibilités plus secrètes – comme si, distraits aussi bien des vacances banales que de l’enchaînement des tâches quotidiennes, ces jours leurs eussent parus soudain – démesurés, omineux, d’une plénitude presque suffocante, - les seuls vraiment gagnés sur la mort.




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