Tuesday, October 02, 2007

L'ACACIA


Claude SIMON
L'ACACIA

1989/2003 Les Editions de Minuit
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___________________________________________Extractions__________


(L’homme corpulent – pas obèse : corpulent – aux grosses moustaches déjà blanches, vêtu d’un uniforme noir et d’une houppelande à pèlerine semblable à un camail de chanoine, et que les intrigues compliquées d’états-majors, de loges maçonniques et des salons du faubourg Saint-Germain avaient placé à la tête de l’armée en considération peut-être d’un placidité et d’une capacité de sommeil presque illimitée)

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l’Etat qui l’entretenait passait pour ainsi dire avec lui un contrat à l’échéance duquel la seule chose qu’on lui demanderait en échange, une fois devenu insensible à la fatigue, exercé au maniement des armes et capable de réciter par cœur le Manuel du gradé en campagne, serait non pas tant de se battre, non pas tant même de mourir que de le faire d’une certaine façon, c’est-à-dire (de même que l’acrobate ou la danseuse étoile revêtus de collants rapiécés transpirent et se désarticulent en coulisse au son d’un piano désaccordé ou dans les exhalaisons ammoniacales des fauves en vue du bref et fugitif instant d’équilibre instable, l’apothéose orchestrale ou le roulement de tambour pendant lesquels ils s’immobiliseront, bras arrondis, moulés de paillettes, souriants, gracieux, éphémères et impondérables sous les tonnerres d’applaudissements) seulement de se tenir vingt ans plus tard debout, bien en vue, les galons de son képi étincelant au soleil, ses inutiles jumelles à la main, patientant jusqu’à ce qu’un morceau de métal lui fasse éclater la cervelle.

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Comme si le photographe avait saisi ce fugace instant d’immobilité, d’équilibre, où parvenue à l’apogée de sa trajectoire et avant d’être de nouveau happée par les lois de la gravitation la trapéziste se trouve en quelque sorte dans un état d’apesanteur, libérée des contraintes de la matière, pouvant croire le temps d’un éblouissement qu’elle ne retombera jamais, qu’elle restera ainsi à jamais suspendue dans l’aveuglante lumière des projecteurs au dessus du vide, du noir. Et peut-être le crut-elle, réussit-elle à le croire, à s’en persuader, ou peut-être réussit-il, lui, à le lui faire croire encore, alors que déjà la courbe de la trajectoire commençait à basculer, puis à s’infléchir, puis à chuter pour de bon, la précipitant vers le bas avec la même vertigineuse vitesse qui avait présidé à son ascension, quoique tout continuât encore un moment comme si rien n’avait changé.

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Le temps en train de s’enfuir aussi cependant que diminuait jour après jour, heure après heure, à chaque tour d’hélice, cette étendue d’eau sur laquelle, confusément, elle pouvait encore se sentir hors d’atteinte, silencieux tous deux, ou peut-être chuchotant, lui du moins, tandis qu’elle pétrissait entre ses mains le journal aux gros titres acheté à l’escale, les sommets des mâts oscillant lentement sous les étoiles indifférentes, et lui se penchant encore, rapprochant encore d’elle son visage amaigri ou plutôt émacié, ardent, avec cette barbe qu’il taillait court maintenant, noire dans la nuit, lui rongeant les joues, comme celle que laissent pousser les malades, son transparent regard de faïence comme déjà absent, ailleurs, comme un démenti à ses paroles, et par moments quelque gerbe d’étincelles rougeoyantes s’élançant de la cheminée au-dessus d’eux, tournoyant, affolée, s’éteignant, emportée dans les noires volutes de fumée, et toujours l’implacable et sourde trépidation des machines, les immobiles et froides constellations, l’ardent et vain chuchotement qu’elle n’écoute sans doute pas, pas plus qu’elle n’est consciente des mouvements nerveux de ses mains qui continuent à pétrir le journal, ne sachant sans doute même plus qu’elle le tient, regardant devant elle dans les ténèbres les faibles reflets jouant sur la surface mouvante et vernie de la mer, tendue, raidie, son pâle profil bleuâtre dans la nuit semblable à du marbre, les yeux secs, fixes, et elle ne répond même pas…

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L’un d’eux se baissait, ramassait sur le plancher quelque exemplaire froissé d’un journal du jour (à quelques variantes près, ils portaient tous le même titre en lettres énormes (les titre qui étaient en quelque sorte une simple dilatation typographique de mots que les journaux avaient déjà imprimés, ou plutôt que postulait l’ensemble des mots imprimés par les journaux (mais en caractères plus petits) depuis déjà plusieurs semaines – en fait, depuis plusieurs mois – en fait, depuis plusieurs années), comme si, en même temps que les règles de la syntaxe qui leur assignait un ordre pour ainsi dire de bienséante et rassurante immunité, les autres (les autres mots : ceux dont ils étaient habituellement entourés) avaient subitement perdu toute raison d’être, la syntaxe expulsée elle aussi, les manchettes (les manchettes qui dans les jours à venir allaient être suivies de plusieurs autres de taille chaque fois croissante, jusqu’à ce qu’enfin les lettres remplissent la moitié de la page) réduites à l’assemblage de deux ou trois substantifs isolés et démesurément agrandis – les dessins des lettres simplifiés aussi : épaisses, sans pleins ni déliés, simplement grasses, massives – comme à l’intention de myopes ou d’idiots)

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Les paisibles et craintifs cultivateurs ou les paisibles employés de magasin qui étaient docilement venus s’agglutiner à la grille de l’usine à gaz avec à la main leurs petites valises, comme les rescapés de quelque désastre, de quelque cataclysme cosmique, parlant bas, soucieux et jetant autour d’eux des regards inquiets, avaient, en revêtant l’uniforme et en bouclant leurs éperons, revêtu en même temps comme une sorte d’anonyme et viril déguisement à l’abri duquel se donnaient maintenant libre cours une agressive rancœur, défiant ce monde qui moins d’une semaine auparavant était encore le leur et qui maintenant les excluait, les condamnait, les transportait ni plus ni moins que des bestiaux vers quelque inéluctable destin de bestiaux contre lequel ils élevaient sous forme de grossièretés et de chants obscènes une ultime et impuissante protestation.

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Quand tout fut fini, ils se tinrent debout, alignés à la tête de leurs montures dans la boue de mâchefer piétinée, commençant peu à peu à sentir la sueur en train de refroidir sur leurs épaules et dans leur dos. Avec les visières de leurs casques luisant faiblement sous la pluie qui continuait à tomber, leurs visages invisibles, leurs obscures silhouettes engoncées dans leurs longs manteaux et leurs éperons où s’accrochaient de faibles reflets, ils ressemblaient à des sortes d’oiseaux aux plumages détrempés, pourvus de becs et d’ergots de fer, qu’on aurait plantés là, espacés régulièrement comme sur un jeu d’échecs auprès de leurs bêtes apocalyptiques aux longs cous pendants, comme accablées sous le poids de la pluie qui collait peu à peu les poils en tâches sombres s’agrandissant lentement de part et d’autre des crinières tondues et sur les croupes. De temps à autre, la lumière d’un fanal révélait les petits cercles d’argent qui semblaient éclore, disparaissaient et se reformaient sans fin à la surface des flaques d’eau noire.

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Cela se produisit tout à coup, à partir du moment où il se trouva de nouveau monté sur ce cheval (celui dont le cavalier furibond lui avait tendu les rênes), comme si cette pellicule visqueuse et tiède qu’il avait essayé d’enlever de son visage en l’aspergeant d’eau froide s’était aussitôt reformée, plus imperméable encore, le séparant du monde extérieur, de l’épaisseur d’un verre de vitre à peu près estima t-il, si tant est que l’on puisse estimer la fatigue, la crasse et le manque de sommeil par référence à une vitre.

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Il ne découvrit rien d’autre à leur suite que les deux estafettes pédalant paresseusement, décrivant des S pour se maintenir à la même allure que les chevaux au pas, comme deux cyclistes pris de boisson, titubant, ou plutôt comme somnolents eux aussi, comme si tout se déroulait au ralenti, de sorte que plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance, sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise, de ce que lui parvenait à travers cette cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il se trouvait, les coups de canon comme au ralenti eux aussi, sans hâte…

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L’une pas encore une vieille femme, encore jolie, et même belle, si la beauté est le contraire de la coquetterie et de la futilité, avec son visage régulier, droit, un peu carré…

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Rien d’autre, donc, que ces vagues récits (peut-être de seconde main, peut-être poétisant les faits, soit par pitié ou complaisance, pour flatter ou plutôt, dans la mesure du possible, conforter la veuve, soit encore que les témoins – ceux qui s’étaient trouvés là ou ceux qui avaient répété leurs récits – se soient abusés eux-mêmes, glorifiés, en obéissant à ce besoin de transcender les événements auxquels ils avaient plus ou moins directement participé : on a ainsi vu les auteurs d’actions d’éclat déformer les faits pourtant à leur avantage dans le seul but inconscient de les rendre conformes à des modèles préétablis)…

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Plus tard seulement : quand il fut à peu près redevenu un homme normal – c’est-à-dire un homme capable d’accorder (ou d’imaginer) quelque pouvoir à la parole, quelque intérêt pour les autres et lui-même à un récit, à essayer avec des mots de faire exister l’indicible...




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