Friday, October 19, 2007

LA-CHUTE


Albert CAMUS
LA CHUTE

Editions Gallimard, 1956
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___________________________________________Extractions__________


Quand on a beaucoup médité sur l’homme, par métier ou par vocation, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées.

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Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait les journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé.

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On ne peut pas nier que, pour le moment, du moins, il faille des juges, n’est-ce pas ? Pourtant, je ne pouvais comprendre qu’un homme se désignât lui-même pour exercer cette surprenante fonction. Je l’admettais, puisque je le voyais, mais un peu comme j’admettais les sauterelles. Avec la différence que les invasions de ces orthoptères ne m’ont jamais rapporté un centime, tandis que je gagnais ma vie en dialoguant avec des gens que je méprisais.

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Comme beaucoup d’hommes, ils n’en pouvaient plus de l’anonymat et cette impatience avait pu, en partie, les mener à de fâcheuses extrémités. Pour être connu, il suffit en somme de tuer sa concierge. Malheureusement, il s’agit d’une réputation éphémère, tant il y a de concierges qui méritent et reçoivent le couteau. Le crime tient sans trêve le devant de la scène, mais le criminel n’y figure que fugitivement, pour être aussitôt remplacé.

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Peut-être n’aimons-nous pas assez la vie ? Avez-vous remarqué que la mort seule réveille nos sentiments ? Comme nous aimons les amis qui viennent de nous quitter, n’est-ce pas ? Comme nous admirons ceux de nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre ! L’hommage vient alors tout naturellement, cet hommage que, peut-être, ils avaient attendu de nous toute leur vie. Mais savez-vous pourquoi nous sommes toujours plus justes et plus généreux avec les morts ? La raison est simple ! Avec eux, il n’y a pas d’obligation… Non c’est le mort frais que nous aimons chez nos amis, le mort douloureux, notre émotion, nous-mêmes enfin !

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Ils ont besoin de la tragédie, que voulez-vous, c’est leur petite transcendance, c’est leur apéritif.

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L’esclavage, ah ! Mais non, nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre des choses, mais s’en vanter, c’est le comble.

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J’avançais ainsi à la surface de la vie, dans les mots en quelque sorte, jamais dans la réalité. Tous ces livres à peine lus, ces amis à peine aimés, ces villes à peine visitées, ces femmes à peine prises ! Je faisais des gestes par ennui, ou par distraction. Les êtres suivaient, ils voulaient s’accrocher, mais il n’y avait rien, et c’était le malheur. Pour eux. Car, pour moi, j’oubliais. Je ne me suis jamais souvenu que de moi-même.

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Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire.

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Croyez-moi, pour certains êtres, au moins, ne pas prendre ce qu’on ne désire pas est la chose la plus difficile du monde.

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Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n’avez droit qu’à leur scepticisme.

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On ne vous pardonne votre bonheur et vos succès que si vous consentez généreusement à les partager. Mais pour être heureux, il ne faut pas trop s’occuper des autres. Dès lors, les issues sont fermées.

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On appelle vérités premières celles qu’on découvre après toutes les autres, voilà tout.

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J’ai compris alors, à force de fouiller dans ma mémoire, que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer. Je faisais la guerre par des moyens pacifiques et j’obtenais enfin, par les moyens du désintéressement, tout ce que je convoitais.

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Je n’ai jamais pu croire profondément que les affaires humaines fussent choses sérieuses. Où était le sérieux, je n’en savais rien, sinon qu’il n’était pas dans tout ceci que je voyais et qui m’apparaissait seulement comme un jeu amusant, ou importun. Il y a vraiment des efforts et des convictions que je n’ai jamais compris. Je regardais toujours d’un air étonné, et un peu soupçonneux, ces étranges créatures qui mouraient pour de l’argent et se désespéraient pour la perte d’une « situation » ou se sacrifiaient avec de grands airs pour la prospérité de leur famille. Je comprenais mieux cet ami qui s’était mis en tête de ne plus fumer et, à force de volonté, y avait réussi. Un matin, il ouvrit le journal, lut que la première bombe H avait explosé, s’instruisit de ses admirables effets et entra sans délai dans un bureau de tabac.

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J’essayai alors de renoncer aux femmes d’une certaine manière, et de vivre en état de chasteté. Après tout, leur amitié devait me suffire. Mais cela revenait à renoncer au jeu. Hors du désir, les femmes m’ennuyèrent au-delà de toute attente et, visiblement, je les ennuyais aussi. Plus de jeu, plus de théâtre, j’étais sans doute dans la vérité. Mais la vérité, cher ami, est assommante.

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Parce que je désirais la vie éternelle, je couchais donc avec des putains et je buvais pendant des nuits. Le matin bien sûr, j’avais dans la bouche le goût amer de la condition mortelle.

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Dans la solitude, la fatigue aidant, que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète. Après tout, c’est bien là ce que je suis, réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries, prophète vide pour temps médiocres, Elie sans messie, bourré de fièvre et d’alcool, le dos collé à cette porte moisie, le doigt levé vers un ciel bas, couvrant d’imprécations des hommes sans loi qui ne peuvent supporter aucun jugement. Car ils ne peuvent le supporter, très cher, et c’est toute la question.

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Ma grande idée est qu’il faut pardonner au pape. D’abord, il en a besoin plus que personne. Ensuite, c’est la seule manière de se mettre au-dessus de lui…




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2 comments:

Anonymous said...

Escale matinale sur Junorey et la lecture de ces phrasesde ce grand Camus m'enchante, envie de les retenir, les réecrire les coller, postiter sur un mur, le frigo!pour les avoir sous les yeux, comment par l'écriture on peut arriver à toucher
la justesse, la vérité de la condition humaine,
merci voiker de partager tes chemins de traverses, de nous y amener par tes lectures,
bon café(ou thé) et des bises

D'Arcy said...

IF6> AU fait, l'avais-tu déjà lu ce livre ? Très en rapport avec ton métier (ex-métier?)...

En tout cas, hzureux de voir que tu lises les extractions toi aussi...