Le jeu des perles de verre
Calmann-Lévy, 1955
Titre original: Das glasperlenspiel
Extractions
…l’essentiel d’une personnalité semblait résider, serait-on tenté de dire, dans son excentricité, son anomalie, dans son caractère exceptionnel, souvent même presque pathologique, alors que, de nos jours, nous ne parlons jamais de personnalités marquantes que si nous nous trouvons en présence d’êtres qui ont réussi à dépasser le stade de l’originalité et de la singularité, pour s’intégrer aussi parfaitement que possible dans l’ordre général et servir avec le maximum de perfection une cause supérieure à leur personne.
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C’était un passe-temps, comme d’autres philosophies, et il ne voyait pas de mal à ce qu’on y prît plaisir. Mais la chose elle-même, l’objet de ce passe-temps, l’histoire en un mot, était quelque chose de si laid, de si banal et de si diabolique à la fois, de se ignoble et de si ennuyeux, qu’il ne comprenait pas qu’on pût s’y attacher. Son contenu ne se bornait-il pas à l’égoïsme humain et à cette lutte pour le pouvoir, éternellement pareille, qui éternellement se surestimait et se glorifiait elle-même, à ce combat pour une puissance matérielle, brutale, bestiale, pour une chose, par conséquent, que le monde des représentations d’un Castalien ne connaissait pas ou qui n’y avait pas la moindre valeur ?
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Les règles que j’avais apprises chez vous […] paraissaient me fortifier et me protéger, me garder en belle humeur et en bonne santé et me confirmer dans mon intention de passer mes années d’études tout seul, dans l’indépendance, selon le meilleur style castalien, en n’obéissant qu’à ma soif de savoir et en ne me laissant pas imposer un programme d’études dont le seul objectif était, dans un minimum de temps, de spécialiser le plus possible l’étudiant dans une profession lucrative, en tuant en lui toute prescience de liberté et d’universalité.
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Atteindre à cette sérénité, c’est pour moi, c’est pour beaucoup d’hommes le but suprême et le plus noble. Tu la trouveras aussi chez quelques pères de la Direction de l’Ordre. Cette sérénité n’est faite ni de badinage, ni de narcissisme, elle est connaissance suprême et amour, affirmation de toute réalité, attention en éveil au bord des grands fonds et de tous les abîmes ; c’est une vertu des saints et des chevaliers, elle est indestructible et ne fait que croître avec l’âge et l’approche de la mort. Elle est le secret de la beauté et la véritable substance de tout art. Le poète qui célèbre, dans la danse de ses vers, les magnificences et les terreurs de la vie, le musicien qui leur donne les accents d’une pure présence, nous apportent la lumière ; ils augmentent la joie et la clarté sur terre, même s’ils nous font d’abord passer par des larmes et des émotions douloureuses.
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Il s’assit et joua délicatement, très bas, une phrase de cette sonate de Purcell qui était l’un des morceaux favoris du père Jacobus. Comme des gouttes de lumière dorée, les sons filtraient dans le silence, si bas qu’on entendait encore dans leurs intervalles chanter la vieille fontaine qui coulait dans la cour. Tendres et sévères, austères et douces, les voix de cette musique gracieuse se rencontraient et se croisaient ; elles dansaient, vaillantes et sereines, leur ronde intime à travers le néant du temps et de la précarité ; éphémères, elles donnaient à l’espace et à cette heure nocturne l’ampleur et la grandeur de l’univers et, quand joseph prit congé de son hôte, le visage de celui-ci avait changé : il s’était éclairé, et en même temps il y avait des larmes dans ses yeux.
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L’ameublement de chaque pièce y était fonction de ses dimensions, dans chacune d’elles régnait une agréable harmonie en deux ou trois couleurs, ponctuée çà et là d’une œuvre d’art de prix. Valet y laissa errer ses regards avec satisfaction, mais ce plaisir des yeux lui parut à la fin un rien trop beau, trop parfait, trop bien calculé ; il y manquait une devenir, une histoire, un renouvellement, et il sentait que même cette beauté des pièces et des objets revêtait le sens d’un exorcisme, d’un geste de défense, et que ces salles, ces tableaux, ces vases et ces fleurs encadraient et accompagnaient une vie qui aspirait à l’harmonie et à la beauté, sans réussir justement à y atteindre autrement qu’en gardant le diapason de ce décor.
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Nous sommes sur le déclin ; il se prolongera peut-être encore très longtemps, mais en tout cas il ne peut plus nous être réservé rien de plus grand, de plus beau et de plus désirable que ce que nous avons déjà possédé ; nous descendons la pente. Historiquement, nous sommes, je crois, mûrs pour la régression, et elle surviendra sans aucun doute, non pas demain, mais après-demain. Qu’on aille pas croire que c’est un diagnostic par trop moral de nos réalisations et de nos capacités qui me conduit à cette conclusion : je la déduits bien davantage encore des mouvements que je vois se préparer dans el monde extérieur. Nous approchons d’une époque critique ; partout on en sent les prémices, le monde s’apprête une fois de plus à déplacer son centre de gravité. Il se prépare des changements de pouvoir, ils ne s’effectueront pas sans guerre ni sans violence, et ce n’est pas seulement une menace pour la paix, mais une menace pour la vie et la liberté qui s’annonce du fond de l’Orient.
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« Des périodes de terreur et de très profonde misère peuvent survenir. Mais s’il doit y avoir encore un bonheur dans la misère, ce ne peut être qu’un bonheur de l’esprit, orienté, dans le passé, vers le sauvetage de la culture des époques antérieures, et, pour l’avenir, vers l’affirmation sereine et persévérante de l’esprit, dans une ère qui sans cela risquerait d’être entièrement vouée à la matière. »
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Ainsi il avait marché en rond, à moins que ce ne fût en ellipse, ou en spirale. En tout cas il n’était pas allé tout droit, car la ligne droite paraissait n’exister qu’en géométrie et être étrangère à la nature de la vie.
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L’enjeu de l’ « éveil », c’était, semblait-il, non la vérité et la connaissance, mais la réalité, le fait de la vivre et de l’affronter. L’éveil ne vous faisait pas pénétrer plus près du noyau des choses, plus près de la vérité. Ce qu’on saisissait, ce qu’on accomplissait ou qu’on subissait dans cette opération, ce n’était que la prise de position du moi vis-à-vis de l’était momentané des choses. On ne découvrait pas des lois, mais des décisions, on ne pénétrait pas dans le cœur du monde, mais dans le cœur de sa propre personne. C’était aussi pour cela que ce qu’on connaissait é »tait si peu communicable, si singulièrement rebelle à la parole et à la formulation. Il semblait qu’exprimer ces régions de la vie ne fît pas partie des objectifs du langage.
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Vous être trop imbu de votre propre personne ou vous en êtes trop dépendant, et ce n’est nullement le fait d’une grande personnalité. Un individu peut-être une étoile de première grandeur par ses talents, la puissance de sa volonté, par sa persévérance, mais être si bien centré qu’il épouse les vibrations du système auquel il appartient, sans frictions et sans gaspillage d’énergie. Un autre aura les mêmes dons éminents, peut-être de plus beaux encore, mais son axe ne passera pas exactement par son centre, et il gaspillera la moitié de sa force en mouvements excentriques qui l’affaibliront et troubleront le monde qui l’environne.
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Il s’était aussi rendu compte que des formules traditionnelles – ou librement inventées – de sortilèges et d’exorcismes sont bien plus volontiers acceptées par des malades ou des malheureux qu’un conseil sensé, que l’homme aime mieux supporter des maux et une apparence d’expiation que d’amender ou simplement d’examiner son être intime, qu’il croit plus facilement à la magie qu’à la raison, à des formules qu’à l’expérience : toutes choses qui, durant les quelques milliers d’années qui suivirent, n’ont sans doute pas autant changé que bien des livres d’histoire le prétendent.
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Car, il le sentait, le yoghin avait plongé à travers la surface de ce monde, à travers ce monde tout en surface, jusqu’au fond de ce qui est, jusqu’au mystère de toutes choses, il avait rompu et dépouillé le filet magique des sens, les jeux de la lumière, des bruits, des couleurs, des sensations et demeurait solidement enraciné dans l’essentiel et le permanent.
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Il en est ainsi quand un homme concentre sur un unique objet tout l’amour dont il est capable ; la perte de celui-ci fait tout crouler pour lui, et il reste pauvre au milieu des ruines.
Peu importait, le fait était là, cette intrigue se développait, grandissait, se dressait contre lui, comme la guerre et la fatalité ; il n’y avait pas de remède à cela, ni d’autre attitude à prendre que celle de l’acceptation, de la résignation impassible : car c’était ainsi, et non par des attaques et des conquêtes, que se manifestaient la virilité et l’héroïsme de Dasa.
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