Thursday, August 31, 2006

LE-FESTIN-NU

William Burroughs


Edition originale, Naked Lunch, 1959
Le festin nu, Editions Gallimard, 1964



Extractions

C’est pas tout ça, lui dis-je en me tapotant l’avant-bras, le devoir appelle. Comme disait le juge de paix à son collègue : « Faut être juste, ou bien il faut savoir être arbitraire. »
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Je courais à côté de mon corps, essayant d’arrêter tous ces lynchages avec mes pauvres doigts de fantôme… Parce que je ne suis qu’un fantôme et je cherche ce que cherchent tous mes semblables – un corps – pour rompre la Longue Veille, la course sans fin dans les chemins sans odeur de l’espace, là où non-vie n’est qu’incolore non-odeur de mort. Et nul ne peut la flairer à travers les tortillons rosâtres des cartilages, lardés de morve de cristal et de la merde de l’attente et des tampons de chair noire qui filtrent le sang.

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Mais le bourdon à l’américaine est pire que tout. Tu ne peux pas mettre le doigt dessus, tu ne sais pas d’où il vient. Prends un de ces bars préfabriqués au coin des grandes casernes urbaines (chaque bloc d’immeuble a son bar, son drugstore et son supermarket). Dès que tu ouvres la porte, le bourdon te serre les tripes. Tu as beau chercher, c’est impossible à expliquer. Ça ne vient pas du garçon, ni des clients, ni du plastique jaunasse qui recouvre les tabourets de bar, ni du non tamisé. Pas même de la TV… et les habitudes se cristallisent en fonction de ce bourdon quotidien, tout comme la cocaïne finit par durcir l’organisme contre le coup de bâton en fin de parcours…

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Les fourgueurs végétariens – ceux qui ne consomment pas leur marchandise – attrapent l’obsession de leur petit commerce, et cette sorte d’intoxe est bien pire que la vraie parce qu’il n’existe pas de cure pour.

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Il lui fallait tout un cérémonial pour fumer ses pipes de marijuana et, comme tous les pratiquants du thé, il était très puritain question héroïne et autres cames sérieuses. Il prétendait en revanche que la marie-jeannette le mettait en contact avec le plus-que-bleu des grands champs de gravitation.

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Réponse : le vrai camé n’est jamais schizo. A propos, il existe en Bolivie une région d’altitude où les psychoses sont inconnues. Ces péquenots de montagne sont aussi sains d’esprit qu’un nouveau-né. J’aimerais bien faire un tour là-bas moi-même, avant que le coin soit pourri par l’école, la publicité, la télévision et les motels… Pour étudier la question sous le seul angle du métabolisme : régime alimentaire, consommation d’alcool et de drogues, vie sexuelle, et cætera. Je me moque de savoir à quoi ils pensent. Les mêmes insanités que le reste du monde, je vous en fiche mon billet.

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Un intellectuel d’avant-garde (« …certes lâ seule littérâture que l’on puisse considérer comme vâlâble aujourd’hui se trouve dans les râpports et mâgâzines scientifiques… ») injecte une dose de bulbocapnine à un pauvre bougre et s’apprête à lui lire une étude sur l’utilisation de la Néo-Hémoglobine dans le Traîtement de la Granulomatose Multiple à Caractère Dégénérescent – ladite étude n’étant bien sûr qu’un abracadabra qu’il a troussé et imprimé lui-même. Il appâte au miel : « Vous m’avez l’air d’un homme supérieurement intelligent… » (Méfie-toi de ces mots-là, petit gars – si tu les entends, n’attends pas d’avoir la permission de partir : pars !)

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Le cri jaillit de sa chair, traversa un désert de vestiaires et de dortoirs à soldats, et l’air moisissant de pensions saisonnières, et les couloirs spectraux de sanatoriums de montagne, l’odeur d’arrière cuisine grise et grognonne et graillonnante des asiles de nuit et des hospices de vieillards, l’immensité poussiéreuse de hangars anonymes et d’entrepôts de douane – traversa des portiques en ruine et des volutes de plâtre barbouillé, des pissoirs au zinc corrodé en une dentelle transparente par l’urine de millions de lopettes, des latrines abandonnées aux mauvaises herbes et exhalant des miasmes de merde retournant en poussière, des champs de totems phalliques dressés sur la tombe de nations moribondes dans un bruissement plaintif de feuilles sous le vent – traversa encore le grand fleuve aux eaux boueuses où flottent des arbres aux branches chargées de serpents verts, et de l’autre côté de la plaine, très loin, des lémuriens aux yeux tristes contemplent les rives, et on entend dans l’air torride le froissement de feuilles mortes des ailes de vautours… Le chemin est jonché de préservatifs crevés et d’ampoules d’héroïne vides et de tubes de vaseline aplatis, aussi secs que l’engrais d’or sous le soleil d’été…

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Il y avait des incrustations d’insectes sur les phares et, sur le capot, les traces d’un récent impact de hibou, indiquant qu’en d’autres circonstances, ailleurs qu’en ville, la voiture pouvait atteindre de grandes vitesses. La conductrice fixait avec une intense impassibilité un point situé à l’intérieur de Borodine.

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Des trafiquants de Viande Noire – la chair de la scolopendre aquatique noire, le Mille-Pattes géant qui peut atteindre deux mètres et vit dans un univers de roches sombres et de lagunes aux couleurs arc-en-ciel – exhibent des crustacés paralysés au fond des caches secrètes de la Plaza qui ne sont accessibles qu’aux Mangeurs de Viande.
On y voit les adeptes de vocations anachroniques et à peine imaginables qui gribouillent en étrusque – des amateurs de drogues pas encore synthétisées, des exciseurs de sensibilité télépathique, des ostéopathes de l’esprit, des agents spéciaux chargés d’enquêter sur les délits que dénoncent fielleusement des joueurs d’échecs paranoïdes, des trafiquants de marché noir de la Troisième Guerre mondiale, des huissiers qui délivrent des exploits fragmentaires rédigés en sténographie hébéphrénique et stigmatisant d’odieuses mutilations de l’esprit, des fonctionnaires d’Etats policiers non-constitués, des briseurs de rêves et autres nostalgies sublimes testés sur les cellules sensibilisées par le Mal de Drogue et troqués contre les matériaux bruts de la volonté, des buveurs du Fluide Lourd scellé dans l’ambre clair des rêves…

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Il a un visage latin, lisse et bien dessiné, avec une moustache en trait de crayon, de minuscules yeux noirs, ahuris et cupides, des yeux d’insecte qui ne rêve jamais.

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Quand vint la première infection sérieuse, le thermomètre en ébullition cracha une balle de mercure qui transperça le crâne de l’infirmière et elle tomba morte avec un cri enroué. Le médecin évalua le danger d’un seul coup d’œil et fit verrouiller les portes d’acier de la dernière chance. Il ordonna l’éviction immédiate du lit embrasé et de son occupant.
- Il est assez pourri pour fabriquer sa propre pénicilline !
Mais l’infection brûla le fongus… Lee vécut dès lors dans un état de transparence variable… Il n’était pas à proprement parler invisible, mais du moins très difficile à voir. C’était à peine si l’on remarquait sa présence. On l’assumait comme une vue de l’esprit, ou on le rejetait comme un reflet ou une ombre : « Ça doit être une illusion d’optique ou une enseigne au néon… »

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Tous les soirs nous nous rendions sur une esplanade que nous avions débarrassée de ses plâtras, et nous regardions ensemble le coucher du soleil quand il y avait du soleil, ou nous prêtions l’oreille pour surprendre les bruits du capitalisme qui tentait de réorganiser ses réseaux marchands dans la capitale.
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Ça me rappelle un vieux copain, une des plus beaux garçons que j’ai connus, un des plus cinglés aussi et absolument pourri de fric. Il se baladait dans les soirées mondaines avec un pistolet à eau plein de foutre qu’il déchargeait sous les jupes des dames, en visant surtout les intellectuelles, les directrices d’usines et autres femmes de tête. Et il gagnait haut la main tous ses procès en reconnaissance de paternité. Il faut dire que ce n’était jamais son propre foutre…

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Mahomet ? Tu veux rire ou quoi ? Il a été fabriqué de toutes pièces par le Syndicat d’Initiative de La Mecque, et c’est un agent de publicité égyptien, un pauvre mec paumé par la picole, qui a torché le scénario.

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La prolifération cellulaire totale débouche sur le cancer. La démocratie est cancérigène par essence, et les bureaux sont ses cancers vivants. Bureaux, services, offices, sections… Un bureau prend racine au hasard dans l’Etat, se mue bientôt en tumeur maligne, comme la Brigade des Stupéfiants, et commence à se reproduire sans relâche, multipliant sa propre souche à des dizaines d’exemplaires, et il finira par asphyxier son hôte, au sens biologique du terme, si on ne réussit pas à le neutraliser ou à l’éliminer à temps. Les bureaux, qui sont de nature purement parasitaire, ne peuvent subsister sans leur hôte, sans leur organisme nourricier… (En revanche, les coopératives peuvent parfaitement subsister sans l’Etat. Elles offrent une solution rationnelle, c’est-à-dire l’instauration d’unités indépendantes répondant aux besoins de ceux qui contribuent au bon fonctionnement de chacune d’elles. Les bureaux opèrent selon le principe opposé, qui consiste à inventer des besoins pour justifier leur existence…) La bureaucratie est aussi néfaste que le cancer, elle détourne le cours normal de l’évolution humaine – l’élargissement jusqu’à l’infini des virtualités de l’Homme, la différentiation, le choix libre et spontané de l’action – au profit d’un parasitisme de virus.

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Se raffiner signifie faire fortune, l’expression est en usage chez les pétroliers du Texas.

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Le soleil du matin peignait la silhouette du Matelot des ocres flamboyants de la came. Son pardessus noir et son feutre gris pendaient, flasques et déformés par l’atrophie de la carence. Sa tasse de café était posée sur un napperon de papier, la marque de ceux qui passent le plus noir de leur temps assis devant un jus dans les restaurants et les snack-bars et les terminus et les salles d’attente. Un camé, même s’il est de la trempe du Matelot, obéit au sablier de la drogue, au Temps de la Came, et quand il s’immisce inopportunément dans le Temps d’autrui, il doit patienter – comme tous les quémandeurs. (Combien de tasses de café à chaque heure qui passe ?)

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J’ai ici quelque chose dont tu as besoin… (il frôla le paquet de la main… et soudain disparut, flotta dans l’air, et sa voix parvint au gamin de l’autre pièce, lointaine, assourdie.) Et toi tu as quelque chose que je veux… cinq minutes ici… une heure ailleurs… deux… quatre… huit… peut-être que ça ira vite… trop vite pour moi… un petit avant-goût de mort tous les jours… Ça use le temps…

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Les Américains ont la hantise de perdre le contrôle, de laisser les choses se faire toutes seules sans qu’ils puissent intervenir. Ils aimeraient pouvoir se piétiner eux-mêmes l’estomac pour se forcer à digérer à la commande et puis évacuer la merde à la pelle…

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Motel… Motel… Motel… arabesques de néon brisées… solitude qui gémit d’un bout à l’autre du continent comme des cornes de brouillard au-dessus de l’eau lisse et huileuse des estuaires…

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Miaulement d’une balle de flic dans la ruelle… Icare aux ailes brisées, hurlements du gosse sur son bûcher, le vieux camé hume la fumée avec avidité… les yeux vides comme une plaine sans limites… (froissement de maïs décortiqué des ailes de vautour dans l’air torride…).

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On lèche l’épouvante qui suinte de la chair trouée d’aiguilles, on entend un gémissement souterrain signalant le branle-bas des nerfs pétrifiés par le besoin qui monte, morsure enragée, pantelante…
Si Dieu a inventé quelque chose de mieux il l’a gardé pour lui, disait parfois le Matelot quand il se mettait les engrenages au point mort avec une vingtaine de capsules…
(Lambeaux de meurtres tombant comme des perles d’opale dans un vase de glycérine lentement, …)


READ DURING WEEK 31&32/06

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