Wednesday, August 16, 2006

DES-ANGES-MINEURS

Antoine Volodine

Des anges mineurs, Editions du Seuil, Fiction & Cie, 1999


Extractions

C’est un homme nommé Enzo Mardirossian. Il habite à soixante kilomètres, dans un secteur où autrefois se dressaient des usines chimiques. Je sais qu’il est seul et inconsolable. On le dit imprévisible. Un homme inconsolable est souvent dangereux, en effet.
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Je ne gaspillerai pas mon énergie en rabâchant des fadaises sur l’au-delà ou la renaissance. Je m’obstinerai dans mon système qui consiste à affirmer que l’extinction est un phénomène qu’aucun témoignage fiable n’a jamais pu décrire de l’intérieur, et dont, par conséquent, tout démontre qu’il est inobservable et purement fictif. Avec force je rejetterai comme sans fondement l’hypothèse de la mort.

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Le chien ne répliquait pas. Il résistait à la traction de la laisse, tantôt se tortillant, tantôt essayant de se transformer en inamovible molosse. Il montrait de toutes les façons possibles qu’il voulait continuer à observer, du bout de la truffe, certains mystères de l’univers qu’il se réservait le droit de choisir lui-même.

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- C’est horrible à dire, mais beaucoup de gens espéraient cela depuis longtemps.
Et il attendait plusieurs secondes, le temps que la salive lui revînt en bouche après son mensonge, car il n’avait consulté personne avant d’agir et il avait été l’unique autorité à défendre la réintroduction de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’unique instigateur du crime. Puis il répétait :
- C’est horrible à dire.

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Ils semblaient avoir été traînés longuement dans uns glaise sanguinolente, puis avoir été abandonnés au soleil pour s’y dessécher et s’y craqueler, et seulement ensuite avoir été dotés d’un simulacre d’apparence humaine. Nous-mêmes ne valions guère mieux.

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Méfiant quant à la nature du réel qu’on l’obligeait à parcourir, il défendait l’intégrité de ses espaces oniriques en y plaçant des pièges destinés aux indésirables, des glus métaphysiques, des nasses.

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…ici repose le corbeau apprivoisé de Vessioly, nommé Gorgha, une fière femelle noire superbe qui observa l’arrivée de la voiture et son départ, et qui ne quitta pas sa haute branche pendant sept jours puis, ayant admis l’irrémédiable, se fracassa sur la terre sans même ouvrir les ailes, ici repose l’insolence de ce suicide, ici reposent les amis et les amies de Vessioly, les morts et les mortes qui ont été réhabilités et les morts et les mortes qui ne l’ont pas été, …

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Sept heures du matin venaient de sonner. Dans la cuisine persistait la sérénité des heures nocturnes, quand il ne se passe rien, que les vivants sommeillent, que les choses se dégradent et rancissent loin de toute lumière, dans un silence que seuls troublent le moteur du vieux frigo et ses pénibles extinctions bringuebaleuses.

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Il y avait des incrustations d’insectes sur les phares et, sur le capot, les traces d’un récent impact de hibou, indiquant qu’en d’autres circonstances, ailleurs qu’en ville, la voiture pouvait atteindre de grandes vitesses. La conductrice fixait avec une intense impassibilité un point situé à l’intérieur de Borodine.

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Chaque fois que je passe devant la porte du 906, je rencontre le regard de Babaïa Schtern, l’avidité épouvantée de son regard qui cherche le mien. Je ne baisse pas les yeux. Je stationne quelques secondes en face d’elle, je reçois son discours muet à propos de la saleté fondamentale de l’existence.

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Sophie Gironde S’accostait à moi, rien de funeste ne surgissait, rien ne venait soudain nous séparer avec violence et, tandis que nos respirations s’unissaient, je pouvais sentir, à travers l’étoffe quand il y avait entre nous une épaisseur d’étoffe, la disponibilité de sa peau et même, rendant secondaires les harmonies physiques, la disponibilité de sa mémoire, car nous étions, le temps d’une vacillation, posés à la margelle des mots, ne disant rien et ensemble frissonnant, comme prêts à aller mentalement de l’un à l’autre.

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Le bilan était du genre à ôter tout courage. Les humains étaient à présent des particules raréfiées qui ne se heurtaient guère. Ils tâtonnaient sans conviction dans leur crépuscule, incapables de faire le tri entre leur propre malheur individuel et le naufrage de la collectivité, comme moi ne voyant plus la différence entre réel et imaginaire, confondant les maux dus aux séquelles de l’antique système capitaliste et les dérives causées par le non-fonctionnement du système non-capitaliste.

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Tous les soirs nous nous rendions sur une esplanade que nous avions débarrassée de ses plâtras, et nous regardions ensemble le coucher du soleil quand il y avait du soleil, ou nous prêtions l’oreille pour surprendre les bruits du capitalisme qui tentait de réorganiser ses réseaux marchands dans la capitale.
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Ewon Zwogg prend un air offusqué. Il remet toutes les photos en pile et il les retourne pour que je ne puisse plus rien voir. Ses doigts tremblent. Je ne sais comment replâtrer entre nous ce qui pourrait l’être.
- Et toi, dit-il soudain, avec violence. De nous deux, tu es lequel ?

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Quelques données avant la visite, quelques repères chiffrés. Ma mort à cent milliards d’années, ce en qui elle égale celle de tout un chacun, et ma vie à quarante huit ans ; j’ai déjà dit ici et ailleurs que j’ignore si cela a une fin, et combien de temps il faudra fuir pour atteindre cette fin.

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Dans le quartier le plus à l’ouest après la rue des Praires, il y a des caves où des hommes s’enferment avec des chiens et les mangent. Dans le quartier qui le jouxte au nord-est, la pègre contrôle une maison où on peut apprendre à tuer des gens avec un marteau ou une flèche empoisonnée. Plus au nord-ouest encore, des rues désertent se croisent sur des kilomètres carrés, sans que jamais âme qui vive n’y erre.

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Au-delà des Ciel-Chenus, après avoir franchi le pont que souvent on nomme le Buffalo, il y a un élevage de tigres où on ne peut pénétrer qu’en rêve. Les tigres sont blancs, d’une beauté paralysante.

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Ton regard glissait, tu ne songeais même pas à lui faire remarquer que son enseigne comportait une faute, qu’elle avait pris un vocable pour un autre. On touchait déjà à une époque de l’histoire humaine où non seulement l’espèce s’éteignait, mais où même la signification des mots était en passe de disparaître.

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Elles étaient terriblement émouvantes. Il est vrai que désormais les auditeurs qui jugeaient Baldakchan correspondaient mieux au public parfait tel qu’il l’avait toujours imaginé quand il composait : des loups vivants, des immortelles pluricentenaires, des loups morts.

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Maintenant, écoute-moi bien. Je ne plaisante plus. Il ne s’agit pas de déterminer si ce que je raconte est vraisemblable ou non, habilement évoqué ou pas, surréaliste ou pas, s’inscrivant ou non dans la tradition post-exotique, ou si c’est en murmurant de peur ou en rugissant d’indignation que je dévide ces phrases, ou avec une tendresse infinie envers tout ce qui bouge, et si on distingue ou non, derrière ma voix, derrière ce qu’il est convenu d’appeler m voix, une intention de combat radical contre le réel ou une simple veulerie schizophrène en face du réel, ou encore une tentative de chant égalitariste, assombrie ou non par le désespoir et le dégoût devant le présent ou devant l’avenir. Là n’est pas la question.

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Quelque chose fit un bruit de scaphandre à l’intérieur du crâne de Khrili Gompo, lui signalant qu’une nouvelle minute venait de s’achever. Les fourmis aillées grouillaient par dizaines dans son col. Et en m’inscrivant comme cadavre ?... Comme marchandise en vrac ? proposa l’homme ? Comme objet trouvé ?

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Après trente-deux ans de sordide calme plat, je fis un rêve où des gens m’assurèrent avoir récemment rencontré Sophie Gironde, Je m’étais beaucoup langui d’elle pendant les trois décennies qui venaient de s’écouler, et, si je voulais conserver des chances de ne pas la perdre de vue, il fallait que je m’incruste coûte que coûte à l’intérieur de ce rêve et que je l’attende.

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On me confia plusieurs activités indécises, des tâches sans queue ni tête, et, pour finir, on m’attribua un emploi table près des incinérateurs. Je dis on pour donner l’impression qu’une organisation était en place, mais, en réalité, j’étais seul.

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Une nuit, mes vêtements s’embrasèrent. Je me maintins au niveau de la cendre pendant quelques temps, en grelottant et en pleurnichant. Disons quatre ou cinq ans encore. Il m’arrivait d’émettre des gémissements pour faire semblant de parler avec le vent, mais plus personne ne s’adressait à moi. Disons que j’avais été le dernier, cette fois-là. Disons cela et n’en parlons plus.


READ DURING WEEK 27&28/06

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