Tuesday, June 13, 2006

LA-FOIRE-AUX-ATROCITES

J.G. Ballard

Edition originale: The Atrocity Exhibition
Editions Champs Libre, 1976



Extractions

Une piste mise hors-service sinuait dans l’herbe. En partie dérobés par l’éclat du soleil, les dessins de camouflage révélaient leurs contours à demi-familiers, parmi le mélange des tours et des blockhaus s’étendant alentour – le modèle d’un visage, d’une posture, d’un intervalle neural. Un événement unique allait se produire en ce lieu. Sans réfléchir, Travis murmura »Elizabeth Taylor ». Soudain, un bruit se fit entendre au-dessus des arbres.
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A cette époque, lorsqu’il asseyait à l’arrière de la Pontiac, Travis était préoccupé par la distance qui le séparait des manifestations de l’existence qu’il avait acceptée depuis longtemps. Sa femme ; les malades de l’hôpital (agents de la résistance au cours d’une Guerre Mondiale qu’il espérait bien parvenir à déclencher), sa liaison encore embryonnaire avec Catherine Austin – tout cela devenait aussi fragmentaire que les images d’Elizabeth Taylor et de Sigmund Freud sur les panneaux publicitaires, tout aussi irréel que la guerre du Vietnam recommencée par les producteurs de films. A mesure qu’il s’enfonçait dans sa psychose, découverte au cours de l’année passée à l’hôpital, il accueillait complaisamment ce voyage en terre familière dans des zones crépusculaires.

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Le mur de droite était vaste comme un court de tennis, cependant il ne contenait que l’image de l’œil droit et de la pommette. Il reconnut la femme des panneaux situés près de l’hôpital, cette vedette de cinéma nommée Elizabeth Taylor. Toutefois, ces dessins étaient bien davantage que de gigantesques répliques. C’étaient les équations incarnées des rapports fondamentaux existant entre l’identité de la vedette et les millions d’autres, réduplications d’elle-même, espace et temps de leurs propres corps et positions. Les trajectoires de leurs vies se rencontraient à angle aigu, mêlant des parcelles de mythologies personnelles aux divinités des cosmologies commerciales.

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Auto-Erotique. Alors qu’il se reposait dans la chambre de Catherine Austin, Talbot écoutait le sifflement des hélicoptères qui longeaient l’autoroute, venant de l’aéroport. Symboles d’une machine d’apocalypse, ils faisaient surgir des éléments du mobilier des bribes de mémoires inconnues, les figures d’émotions jamais dites. Son regard quitta la fenêtre. Catherine Austin était assise près de lui sur le lit. Son corps nu était disposé comme une étrange pièce à conviction, dont l’anatomie aurait résulté de la jonction d’une crevasse stérile et de monticules flasques. Il appliqua la paume de sa main contre l’aréole grisâtre de son sein gauche. Le paysage de béton aérien et souterrain révélait une présence encore plus forte, la géométrie d’un intervalle névrotique, une identité latente à l’intérieur de sa propre musculature.

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Mannequin Obscène. « Dois-je m’allonger près de toi ? » Ignorant sa question, Talbot scrutait ses larges hanches aux contours froids et privés de sensations. Déjà elle prenait l’allure d’un mannequin de caoutchouc, empli d’un gaz judicieusement réparti, obscène machine masturbatoire. En se levant, il aperçut le diaphragme dans son sac à main, cache-sexe inutile. Il écoutait les hélicoptères. Il lui sembla qu’ils excitaient une secrète zone d’atterrissage dans son cerveau. Sur le toit du garage se dressait la sculpture qu’il avait laborieusement construite au cours du mois passé ; antennes aériennes de métal supportant des visages de verre dirigés vers le soleil, clichés de radiographies volées au laboratoire et montrant des niveaux de maladie spinales en traitement. Toute la nuit il contempla le ciel, à l’écoute de la musique temporelle des quasars.

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Un Zoom de Soixante Minutes. Tout en déménageant d’appartement en appartement, le long de l’autoroute, Karen Novotny avait pleinement conscience de la continuelle dissociation des événements autour d’elle. Talbot la suivit à travers l’appartement, traçant des esquisses à la craie sur le sol autour de la chaise, autour des tasses et ustensiles sur la table du petit déjeuner tandis qu’elle buvait son café, et finalement autour d’elle-même : (1) assise dans la posture du Penseur de Rodin, sur le bord du bidet, (2) en pleine observation, sur le balcon, où elle attendait que Koester les rattrape, (3) faisant l’amour avec Talbot sur le lit. Il travaillait en silence à ses esquisses, modifiant de temps à autre la position des membres de Karen. Le bruit des hélicoptères était devenu incessant. Un matin, elle s’éveilla dans un silence total et s’aperçut que Talbot n’était plus là.

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Une question de Définition. Les tracés de plus ne plus nombreux couvraient les murs et le sol, frise de poses hiératiques et de danses priapiques – victimes des collisions, homme crucifié, enfants pendant rapport sexuel. Le contour d’un hélicoptère sinué sur la cendrée d’un court de tennis, tel le profil d’un ange.
Après Andy Warhol un simple geste, comme celui qui consiste à croiser ses jambes, aura plus de signification que le contenu de tout Guerre et paix. Au vingtième siècle, la crucifixion doit être envisagée comme un auto-désastre conceptuel.

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Lassitude de la Plage. Ayant gravi la pente de béton, il parvint au sommet du remblai. Le terrain s’étendait à perte de vue, de tous les côtés, troué à l’horizon de plusieurs derricks. Entre les sacs de sable et de ciments renversés, on apercevait de vieux pneus et des bouteilles de bière. Guam en 1947. Il s’éloigna de cet endroit, cherchant des tranchées de travaux et des fossés d’irrigation, près de la voie d’accès à une bretelle d’autoroute. Là, dans cette hutte terminale, il entreprit de mettre au point une sorte d’existence. A l’intérieur, il trouva une série de tests psychologiques. Quoique ne disposant d’aucun moyen de contrôle, ses réponses semblaient démontrer une identité. Il repartit explorer alentour et revint à la hutte avec quelques documents et une bouteille de Coca.

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Ce contre quoi le malade réagit c’est, tout simplement, la phénoménologie de l’univers, l’existence spécifique et indépendante d’objets et d’événements distincts, quand bien même ils semblent indifférents et inoffensifs. Une cuillère, par exemple, l’offense du seul fait qu’elle existe dans l’espace et dans le temps. Plus encore, on pourrait dire que la configuration précise – même si elle est due au hasard – des atomes de l’univers à un moment donné, et par conséquent unique, lui paraît absurde en raison même de son unicité… Le Dr. Nathan leva sa plume et regarda en direction de la cour de récréation. Traven était là, au soleil levant et abaissant bras et jambes, au fil d’une séquence intérieure qu’il répéta plusieurs fois (probablement une tentative de rendre le temps et la succession des événements insignifiants par réduplication ?).

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Il regardait Karen Novotny aller de pièce en pièce, établissant des rapports entre les mouvements de ses cuisses et de ses hanches avec l’architecture du sol et du plafond. Cette jeune femme aux extrémités décrispées était un module ; en la multipliant par l’espace et le temps de l’appartement, il obtiendrait une unité d’existence viable.

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Depuis maintenant quelques jours, elle était devenue consciente d’un processus croissant de désincarnation, comme si ses membres et ses muscles, ne servaient plus qu’à marquer le contexte résidentiel de son corps.

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Le Planétarium Mort. Sous un doux ciel d’équinoxe, la lumière du matin s’étalait uniment sur le béton blanc de la terrasse située devant l’entrée du planétarium. Tout près, des bassins de boue séchée figuraient l’image inversée du dôme abimé du planétarium et des seins érodés de Marylin Monroe. Presque totalement cachés par les dunes, les immeubles n’offraient aucun signe d’activité. Tallis attendait à la terrasse déserte du café, près de l’entrée, grattant avec une allumette les fientes de mouettes tombées par les interstices des tores déchirés sur les tables de métal bleu. Il se leva lorsque l’hélicoptère apparut dans le ciel.

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Anges en série. Tranquilles désormais, les émanations des astronautes morts se propageaient sur le terrain d’envol, retrouvant leurs identités dans les postures des jambes d’une centaine de starlettes, un millier de pare-chocs emboutis, les millions de morts en série des magazines à sensation.

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La légère pointe d’ironie qu’elle avait glissée dans sa voix ne l’irritait plus. Ils étaient désormais séparés par un immense no man’s land à travers lequel ce qui subsistait de leurs émotions émettait des signaux à l’instar de sémaphores sans code. Sa voix formait au plus un module aussi expressif que les perspectives du mur et du plafond aux lignes rigides comme le dessin d’un paquet de détergent. Elle s’assit sur le lit près de lui et déploya ses ongles humides en un geste d’une intimité plaisante. Il examinait la cicatrice transversale qu’elle portait au-dessus du nombril. Quel acte faudrait-il entre eux pour qu’ils parviennent à se joindre ?

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Pendant que Vaughan feuilletait les magazines, il écoutait les bavardages qui montaient d’en bas, les apartés ironiques de Koester et des femmes qui l’accompagnaient. Koester ressemblait à une bande d’actualités bidon.

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Ce que nos enfants ont à redouter ce n’est pas la circulation sur les autoroutes de demain, mais le plaisir que nous prenons à mettre au point les paramètres plus élégants de leurs morts.

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Même si l’on peut s’en consoler, il paraît probable que nos perversions familières vont bientôt disparaître, car leurs équivalents sont trop aisément perceptibles en termes d’angles de marches d’escaliers incongrus, dans l’érotisme mystérieux des ponts au-dessus des routes, ou dans les distorsions des gestes et des postures. Selon la logique de la mode, des perversions jadis populaires comme la pédophilie et la sodomie deviendront bien vite aussi dérisoires et courantes que les canards en faïence sur les cheminées des faubourgs.
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Le schéma de blessure optimum : dans le cadre du programme thérapeutique continu, les malades eurent à inventer un schéma de blessure optimum. Ils imaginèrent une grande variété de blessures. Les malades psychotiques montrèrent une préférence pour les blessures à la tête et au cou. Les étudiants et les personnels de station-service sélectionnèrent à un très gros pourcentage les blessures abdominales. En revanche, les ménagères de banlieues privilégièrent les blessures génitales à caractère obscène. Les schémas d’accidents qui concrétisèrent ces choix reflétaient une forme extrême d’obsession poly-perverse.
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Types de morts préférées. On soumit aux sujets divers types de morts et on leur demanda de choisir celles qu’ils redoutaient pour eux-mêmes et les membres de leurs familles. Le suicide et le meurtre apparurent comme les plus redoutés, suivis de la mort dans une catastrophe aérienne, par électrocution et noyade. La mort par accident d’automobile fut unanimement considérée comme la moins désagréable, en dépit des souffrances souvent longues avant le décès et des graves mutilations occasionnées.

READ DURING WEEK 19&20/06

2 comments:

Edgar Allan Freaks said...

ce sont des extraits du bouquin ?

D'Arcy said...

Exactement, EAF.
Désolé pour répondre si tard à ta question, vacances obligent....