Tuesday, June 13, 2006

L-HOMME-TOMBE-DU-CIEL

Walter Tevis

Edition originale: The Man Who Fell to Earth, 1963
Editions Denoël, Présence du Futur, 1973


Extractions

Il se mit à spéculer sur le fait que les hommes des cavernes, qui buvaient dans leurs mains calleuses, auraient pu parfaitement bien se passer de toutes les découvertes complexes de l’industrie chimique – cette connaissance impie et sophistiquée de la structure moléculaire et des processus commerciaux – qu’il était lui, Nathan Bryce, payé pour approfondir et pour faire publier dans les journaux spécialisés.
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Il savait, depuis l’époque huit ans auparavant où sa femme était morte (dans un hôpital rutilant avec une tumeur de trois livres dans l’estomac) que certaines choses favorables devaient être dites sur le fait de boire dès le matin. Il avait découvert,, tout à fait par accident, qu’il pouvait être agréable, par un matin gris et triste – l’un de ses matins où le temps se traîne, où tout à couleur d’huitre – d’être doucement mais fermement ivre, et de savourer sa mélancolie. Encore fallait-il que l’opération fut menée avec une précision de chimiste. Beaucoup de désagréments pouvaient résulter d’une simple erreur. Il y avait des falaises innombrables desquelles on pouvait tomber et, lors de ces jours gris, l’apitoiement sur soi-même et le chagrin venaient vous grignoter comme des souris consciencieuses, au tournant de l’ivresse matinale.

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Soudain, en regardant à nouveau la pièce, ses murs gris et ses meubles vulgaires, il se sentit dégoûté, fatigué de cet endroit sordide et étranger, de cette culture bruyante, inarticulée, sensuelle sans racines, de cet agglomérat de primates habiles, susceptibles et égocentriques – grossiers et qui ne se rendaient même pas compte que leur pauvre civilisation était en train de s’écrouler comme le London Bridge de la chanson.

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Cette société américaine était tellement riche qu’elle pouvait subvenir aux besoins des huit ou dix millions de Betty Jo, leur assurer une sorte de luxe minable et citadin fait de gin et de meubles d’occasion, tandis que la masse des provinciaux bronzait ses joues saines dans des piscines de banlieue et suivait la dernière mode en matière de vêtements, d’éducation, de boissons exotiques et de conjoints, jouant à des jeux sans fin avec la religion, la psychanalyse et les « loisirs créatifs ».

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Il ressenti soudain une vague d’affection – était-il ivre lui aussi ? – pour cet homme maigre et solitaire. Newton était-il comme lui-même passé maître dans l’art de l’ivresse matinale et tranquille ? Cherchait-il… cherchait-il n’importe quelle occupation susceptible de donner à un homme sain dans un monde de fou une bonne raison pour ne pas être ivre dès le matin ? Ou n’était-ce là qu’une des aberrations bien connues du génie, une sorte d’abstraction sauvage et solitaire, l’aura d’une intelligence électronique ?

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La plupart des hommes mènent une vie de désespoir tranquille.

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Le vin était excellent, froid et parfumé dans sa gorge sèche. Il le réchauffa intérieurement et lui donna tout de suite cette pointe de plaisir délicieux et double – physique et mental – qui permettait à tant d’hommes de tenir bon, qui l’avait fait tenir lui-même pendant des années.

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Il but son café, qui était d’ailleurs en partie synthétique, et pensa à la vieille formule des biologistes selon laquelle le poulet était la meilleure façon qu’avait trouvé l’œuf de se reproduire.

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Il s’était mis à beaucoup aimer les chats. Ils avaient quelque chose qui lui rappelait Anthéa, même s’il n’existait là-bas aucun animal qui leur ressemblât. Les chats n’avaient pas non plus l’air d’être tout à fait chez eux sur terre.

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De même ces magazines populaires, d’un chauvinisme de plus en plus dément, plus engagés que jamais dans l’aberrant mensonge qui représentait l’Amérique comme une nation de petites villes craignant Dieu, de grandes cités efficaces, de fermiers en bonne santé, de médecins aimables, de ménagères placides et de milliardaires philanthropes.

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Elle semblait très à son aise, comme un vieux chien à l’humeur égale – que ni l’orgueil ni la philosophie n’aurait pu déranger.

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Sa voix était maintenant plus agitée, ses gestes plus nerveux. « Est-ce que vous vous rendez compte que vous n’allez pas seulement détruire votre civilisation, telle qu’elle est, et tuer la plupart des gens, mais que vous allez aussi empoisonner les poissons de vos rivières, les écureuils, les oiseaux, la terre elle-même, l’eau. Il y a des moments où vous nous apparaissez comme des singes en liberté dans un musée, en train de taillader les tableaux et de casser les statues avec des marteaux. »
Bryce resta un moment sans rien dire. Puis il murmura :
- Mais ce sont des êtres humains qui ont peint ces tableaux et sculpté ces statues.
- Seulement quelques-uns, dit Newton, seulement quelques-uns.

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Nathan. Nathan. J’avais peur de vous. J’ai encore peur. J’ai peur de tout, depuis que je suis sur cette planète, sur cette planète monstrueuse, magnifique et terrifiante, avec toutes ces étranges créatures et cette profusion d’eau et tous ces êtres humains. J’ai peur en ce moment. J’aurai peur quand je mourrai sur cette terre.
Il se tut et comme Bryce ne disait rien, il reprit :
Essayez d’imaginer, Nathan, six ans de votre vie parmi les singes, ou parmi les insectes. Six ans de votre vie parmi les fourmis luisantes, actives et sans cervelle.


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3 comments:

Anonymous said...

Bonsoir,
Une bien belle idée que de publier ces remarquables extraits. J'ai découvert quelques auteurs que je ne connaissais pas. Merci.

D'Arcy said...

Merci de votre soutien, Saint-Rich.
Sans vous cacher que c'est tout de même un travail assez....fastidieux....

Amicalement -

Anonymous said...

Je n'en doute pas une seconde. C'est en tout cas très efficace (plus que la critique et le commentaire me semble-t-il) pour faire connaître une SF de qualité.
Amicalement.