Sunday, August 14, 2005

L'ETOURDISSEMENT

Joël Egloff

Buchet/Chastel, 2005

Extraits

« Le matin ne ressemble pas à l'idée qu'on se fait du matin. Si on n'a pas l'habitude, on ne le remarque même pas. La différence avec la nuit est subtile, il faut avoir l'oeil. C'est juste un ton plus clair. Même les vieux coqs font plus la distinction.
Certains jours, l'éclairage public ne s'éteint pas. Le soleil s'est levé, pourtant, forcément, il est là, quelque part au-dessus de l'horizon, derrière les brumes, les fumées, les nuages lourds et les poussières en suspension.
Il faut imaginer un sale temps par une nuit polaire.
C'est à ça qu'elles ressemblent nos belles journées. »

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« En chemin, on reparle longuement de l’accident, du pauvre Pignolo qui était encore vivant pas plus tard que ce matin et qui est plus de ce monde à l’heure qu’il est.
- C’était vraiment un chic type, hein ? je fais à Bortch un peu pour voir ce qu’il en pensait, lui.
- C’est sûr, il me répond, un gars comme on n’en fait plus.
Mais y a pas vraiment d’enthousiasme dans nos éloges. Le ton y est pas. Ça manque de conviction et ça se sent bien.
C’est comme ça que, de fil en aiguille, on se lâche un peu et on est bien forcés de reconnaître que le fait de mourir, ça rend les gens tout de suite plus sympathiques, et on finit par s’avouer qu’en fait on l’aimait pas trop, ni l’un ni l’autre. C’est même peu dire, on pouvait pas le sentir, vu que c’était quand même une belle enflure. Toujours le premier pour les coups tordus. Un sacré faux cul.
- Un beau saligaud, en fait, ce Pignolo, conclut Bortch.
- Si la veuve pense comme nous, je lui fais remarquer, ça devrait pas trop mal se passer.
- Evidemment qu’elle pense comme nous, il me répond. Sûr qu’il devait la cogner, cette brute, quand il rentrait bourré. Tu vas voir qu’elle va nous sauter au cou en apprenant la nouvelle.
- Ça on peut pas le savoir, je lui fais, faut pas s’emballer. On va pas insulter le défunt devant la veuve. On est tenus à une certaine réserve, quand même. Et puis on peut pas le juger comme ça, je lui dis encore. Peut-être bien que l’expérience de la mort, ça l’aurait complètement transformé s’il avait survécu. Et peut-être que ce serait devenu un type extra.
- C’est ce qu’il faut se dire, t’as raison, reconnaît Bortch.
- Pauvre Pignolo. C’était pas le mauvais bougre.
- Si brusquement…
Comme on approche, tout doucement, on commence à se demander de quelle manière on va s’y prendre pour lui annoncer, comment on va bien pouvoir lui dire. C’est pas facile, faut y aller en douceur, on s’est jamais trouvé dans une telle situation, alors on essaie de se préparer un peu, on cherche les mots qui pourraient convenir, les formules de circonstance.
Je me dis que je vais d’abord lui annoncer qu’elle va toucher une petite rente. Ça va lui faire plaisir. Elle me demandera pourquoi. Alors seulement je lui dirai ce qui est arrivé et ce sera sûrement moins dur à avaler. Bortch est pas convaincu. Il voit ça d’un ton beaucoup plus solennel, lui, quelque chose du genre : « Madame Pignolo, votre époux est mort en héros – Faut rien exagérer », je lui réponds. Et puis on essaie tout ce qui nous passe par la tête : « Madame Pignolo, on n’a pas une bonne nouvelle. » « Madame Pignolo, on a une mauvaise nouvelle. » « Madame Pignolo, il va falloir être forte. » « Madame Pignolo, votre mari a pas eu de veine. » « Madame Pignolo, vous allez rire… » »Madame Pignolo, il a plus à Dieu… » « Madame Pignolo, devinez ce qui nous amène ? » Et finalement, comme on n’arrive pas à tomber d’accord, on se dit qu’on avisera sur place, et qu’en situation on saura bien trouver les mots. Le plus sobre sera le mieux.
T’auras qu’à me laisser faire, me dit Bortch, si ça t’embête.
Je te remercie, je lui réponds, mais je préfère m’en charger.

READ DURING WEEK 32/05

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