Sunday, August 21, 2005

LA-VOIX-DU-MAITRE

Stanislaw Lem

Edition originale: Glos Pana, 1968
Denoel, Pr
ésence du futur, 1976

Extraits

« La psychanalyse livre des vérités à l’aide d’une méthode infantile, valable pour les lycéens : elle nous apprend, brutalement et à la hâte, des choses qui nous choquent et nous contraignent à l’obéissance. Il se produit parfois que des simplifications frôlant la vérité, il est vrai, mais de mauvaise qualité, n’aient pas plus de valeur que le faux. Une fois de plus on nous a montré le démon et l’ange, la bête et le dieu, enlacées dans une étreinte manichéenne, et une fois de plus l’homme a été innocenté par lui-même, parce qu’il serait le terrain de luttes entre des forces qui se seraient glissées en lui, l’auraient rempli et se prélasseraient dans sa peau. C’est pourquoi la psychanalyse est avant tout un « lycéanisme ». Ce sont les scandales qui doivent nous exposer ce qu’est l’homme, tandis que tout le drame de l’existence se joue entre un cochon et l’être sublimé en quoi peut le transformer l’effort de la culture. »

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« Je fais de l'insignifiance absolue de la personne les prémices de ma sincérité; autrement dit, ce qui me contraint à une expansivité en principe insupportable, c'est uniquement l'impossibilité où je suis de me rendre compte où finit le caprice statistique de la composition de l'individu et où commence la règle de l'espèce. »

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« J’ai élaboré naguère un programme destiné à l’expérience que faisait l’un de mes amis : cela consistait à établir le modèle, dans le milieu des machines à calculer, d’une famille de créatures neutres, autrement dit d’homéostats qui devaient apprendre à connaître ce milieu sans posséder au départ aucun caractère ni « émotionnel » ni « éthique ». Ces créatures se multipliaient – seulement dans la machine, évidemment, et donc sous une forme qu’un profane aurait qualifié une sorte de « calcul » - et après plusieurs dizaines de « générations » se manifestait et réapparaissait sans cesse, dans les « exemplaires », un caractère absolument incompréhensible pour nous, une sorte de pendant de l’ « agressivité ». Après des calculs infiniment laborieux et vains, mon ami au désespoir commença enfin – poussé précisément par le seul désespoir » - à étudier les circonstances les plus insignifiantes de l’expérience, et il apparut alors qu’un certain transmetteur réagissait aux modifications du degré d’hygrométrie, lesquelles devenaient l’agent non détecté de la déviation.
Il m’est difficile de ne pas penser à cette expérience alors que j’écris ceci, car ne pourrait-il pas se faire que le développement social nous ait élevé à partir du règne animal selon une courbe exponentielle, alors que nous ne sommes fondamentalement pas préparés à une telle évolution ? »

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« C’est une chose extrêmement curieuse que les signes de notre imperfection en tant que représentants de l’espèce n’aient jamais, par aucune religion, été reconnus pour ce qu’ils sont tout simplement, à savoir pour les résultats d’actions erronées ; tout au contraire, dans la pratique, toutes les religions sont d’accord dans leur conviction que l’imperfection de l’homme est le résultat de la confrontation démiurgique de deux perfections antagonistes qui se sont mutuellement fait du mal…L’ami dont j’ai déjà parlé a formulé cela de façon caricaturale, en disant que selon Hogarth l’humanité est un bossu qui, dans son ignorance du fait qu’on ne peut pas l’être, recherche depuis des milliers d’années les symptômes d’une nécessité supérieure décidant de l’existence de sa bosse, étant donné qu’il est prêt à admettre n’importe quelle version, excepté celle qui dirait que cette infirmité est tout simplement le fait du hasard, que personne ne l’en a affligé dans une intention supérieure, que cela ne sert à personne, mais que tout simplement les détours et déviations de l’anthropogenèse ont précisément ainsi établi la chose. »

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« Le génie n’est pas tout simplement une lumière, mais avant tout la perception incessante de l’obscurité ambiante. »
« Je suis bien incapable de comprendre pourquoi on ne laisse pas circuler sur les routes des gens qui n’ont pas leur permis de conduire, alors que les rayons des libraires peuvent se garnir, en quantité aussi abondante que l’on voudra, de livres de gens dépourvus de toute décence – pour ne pas parler de connaissances. »

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« Du moment que nous ne comprenons pas l’énigme, il ne nous en reste en fait rien d’autre que ces circonstances, qui devaient être seulement un échafaudage et non un édifice, un processus de traduction et non le contenu de l’œuvre. N’avons nous pas quitté le Projet infiniment plus riches que nous y étions rentrés ? De nouveaux chapitres de la physique des coloïdes, de la physique des fortes interactions, de l’astronomie neutrinique, de la nucléonique, de la biologie, et avant tout des connaissances nouvelles sur le Cosmos constituent en effet les premiers pourcentages de ce capital d’informations qui, de l’avis des spécialistes, promet de nouveaux bénéfices.
Assurément. Mais les avantages sont fréquemment divers. Des fourmis qui ont rencontré dans leur errance un philosophe mort en ont profité, elles aussi. »

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« Le mécanisme de l’adaptation psychique est implacable. Si quelqu’un avait dit à Marie Curie que cinquante ans plus tard, sa radioactivité donnerait naissance à des gigatonnes et à l’overkill, sans doute n’aurait-elle pas eu l’audace de travailler, et très certainement déjà, elle n’aurait pas retrouvé le calme qui précédait la menace contenue dans cette prédiction. Mais nous, nous nous y sommes habitués, et les hommes qui dénombrent les kilo-cadavres et les mégadépouilles ne sont tenus pour fous par personne. Notre capacité de nous adapter et notre acceptation de tout ce que cette capacité entraîne est l’une des plus graves menaces qui pèsent sur nous. Des créatures qui peuvent être modelées pour s’adapter à tout ne peuvent pas avoir une moralité dépourvue de toute élasticité. »

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« L’immense majorité des produits matérialisés de la raison est investie dans des travaux de type sybaritique. Un téléviseur construit avec intelligence diffuse des inepties intellectuelles, les magnifiques techniques des transports servent à permettre à un imbécile, au lieu de se saouler chez lui, de la faire à proximité de Saint-Pierre de Rome. Si cette tendance devait aboutir à une invasion des moyens techniques à l’intérieur des corps humains, on en arriverait certainement à chercher à élargir au maximum la gamme des impressions de plaisir, et peut-être même à rendre accessibles des plaisirs autres que le sexe, la drogue, le plaisir gastronomique, des sortes encore totalement inconnues d’excitations et de satisfactions.
Du moment que nous possédons dans le cerveau un « centre du plaisir », qu’est-ce qui nous interdirait d’y rattacher des organes sensitifs synthétiques, permettant d’obtenir des orgasmes mystiques et non-mystiques, à l’aide de pratiques spécialement planifiées et inventées, parce que libérant des extases de longue durée ? Une auto-évolution ainsi réalisée revient à s’enfermer définitivement dans la culture, dans les mœurs, à se couper du monde d’au-delà des planètes ; elle semble être une forme particulièrement plaisante de suicide intellectuel. »

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