Thursday, May 04, 2006

CRASH-!

J.G. Ballard

Edition originale : Crash !, 1973
Editions Calman-Levy, Domaine Etranger, 1974

Extractions

Le mariage de la raison et du cauchemar qui a dominé tout le XXe siècle a enfanté un monde toujours plus ambigu. Les spectres de technologies sinistres errent dans le paysage des communications et peuplent les rêves qu’on achète. L’armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouverné par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie. Nos existences sont réglées sur les leitmotive jumeaux de ce siècle : le sexe et la paranoïa. La jubilation de McLuhan devant les mosaïques de l’information ultra-rapide ne saurait nous faire oublier le pessimisme profond de Freud dans Malaise dans la civilisation. Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations – ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective.
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J’ajouterai que selon moi l’équilibre de la réalité et de la fiction s’est radicalement modifié au cours de la décennie écoulée, au point d’aboutir à une inversion des rôles. Notre univers est gouverné par des fictions de toute sorte : consommation de masse, publicité, politique considérée et menée comme une branche de la publicité, traduction instantanée de la science et des techniques en imagerie populaire, confusion et télescopage d’identités dans le royaume des biens de consommation, droit de préemption exercé par l’écran de télévision sur toute réaction personnelle au réel. Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité.

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Dans le passé, nous avons tenu pour acquis que le monde extérieur représentait la réalité, quelque vague et confuse qu’elle pût être, alors que notre univers mental, avec ses rêves, ses fantasmes, ses aspirations, était le domaine de l’imaginaire. Il semble que ces rôles aient été renversés. La méthode la plus prudente et la plus efficace pour affronter le monde qui nous entoure est de considérer qu’il s’agit d’une fiction absolue – et réciproquement, que le peu de réalité qui nous reste est ancré dans notre cerveau. La distinction classique introduite par Freud entre le contenu manifeste et le contenu latent des rêves paraît désormais pouvoir s’appliquer à la prétendue réalité.

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Vaughan a déballé pour moi toutes ses obsessions concernant le mystérieux érotisme des blessures : la logique perverse des tableaux de bord baignés de sang, des ceintures de sécurité maculées d’excréments, des pare-soleil doublés de tissus cérébral. Chaque voiture accidentée déclenchait chez Vaughan un frisson d’excitation, par les géométries complexes d’une aile, les variations inattendues d’une calandre enfoncée, la saillie grotesque d’une console poussée vers le bas-ventre du conducteur comme en quelque fellation calculée de la machine. L’intimité d’un être humain dans son temps et son espace se trouvait pétrifiée pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givré.

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Vaughan voyait la terre entière périr en une catastrophe automobile simultanée : des millions de véhicules jetés ensemble en un coït définitif, une ultime rencontre de sperme jaillissant et de fluide de refroidissement.

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En regardant la fumée de sa cigarette se perdre dans la pièce, je me demandais avec qui elle avait passé ces derniers jours. L’idée que son mari était responsable de la mort d’un autre homme ajouterait certainement une dimension inédite à leurs ébats, lesquels se déroulaient probablement dans notre lit, à côté du téléphone chromé qui avait apporté à Catherine les premières nouvelles de mon accident. Nos accidents cristalliseraient autour des objets neufs de la technologie.

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Cet apitoiement de pure forme sur le sort de la victime m’irritait. Simple prétexte pour une petite séance de gymnastique moralisante.

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Mon bref séjour à l’hôpital m’avait déjà convaincu que la carrière médicale est une porte ouverte à tous ceux qui nourrissent une rancune envers l’humanité.

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Catherine me voyait déjà sous un nouveau jour. Eprouvait-elle du respect – peut-être même de l’envie – à mon égard, parce que j’avais tué quelqu’un selon la seule méthode légale de meurtre qui nous reste aujourd’hui ?

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Les premières photos d’elle dans le véhicule défoncé montraient une jeune femme très ordinaire. Ses traits symétriques et sa peau vierge de toute ride décrivaient toute l’économie d’une vie passive et douillette, traversée de flirts sans conséquence subis sur les banquettes arrière de voitures bon marché, dans l’ignorance des véritables possibilités de son corps.

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Au cours de la semaine précédente, Helen s’était éloigné de moi, reléguant l’accident et tout ce qui me concernait à un passé dont elle ne reconnaissait plus la réalité. Je la sentais sur le point d’entrer dans cette période de disponibilité désinvolte que connaissent la plupart des gens après un deuil. Le choc de nos voitures et la mort de son mari étaient devenus les clés d’une sexualité nouvelle.

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Le regard qu’il promenait sue les spectateurs avait quelque chose d’insultant. Une fois de plus, j’étais frappé par son étrange mélange d’obsession personnelle, de clôture totale dans un univers de panique, et en même temps d’ouverture aux multiples expériences que pouvait lui offrir le monde extérieur.

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- Les techniques de simulation d’accident à la Prévention sont remarquablement avancées. Avec tout cet équipement, ils pourraient reproduire à volonté les morts de Jayne Mansfield et de Camus – même celle de Kennedy.
- Leur travail, c’est d’essayer de réduire le nombre des accidents, Vaughan, pas de l’augmenter.
- C’est sans doute une manière de voir les choses.

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Il ne restait que nous dans la station déserte. Catherine étendue, les jambes écartées, offrait sa bouche à Vaughan qui y frottait ses lèvres, présentant tour à tour chaque balafre. Leur étreinte sexuelle m’apparaissait comme un rituel vidé de contenu sexuel, le débat formel de deux corps exposant leur conception du mouvement et du choc.

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Les lignes des grosses américaines ou des coupés de sport européens l’enchantaient par leur soumission de la fonction à la forme.

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L’excitation qui envahissait mon esprit balançait entre la tendresse et l’hostilité : deux sentiments qui étaient devenus interchangeables.

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Devant moi, les éléments qui formaient sa personnalité, et sa musculature, flottaient à quelques millimètres les uns des autres dans une zone non pressurisée – comme le contenu d’une capsule spatiale.

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Le dernier des passagers du car venait d’être extrait de l’impériale. Cependant, le regard des spectateurs n’était pas dirigé vers les victimes humaines de la collision, mais vers des véhicules difformes au centre de la scène. Voyaient-ils dans ces épaves les modèles de leurs vies futures ?
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